Henri Dutilleux, la mort du géant de la musique française
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Jamel Administrateur
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Sujet: Henri Dutilleux, la mort du géant de la musique française Mer 22 Mai - 15:48
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Henri Dutilleux, la mort du géant de la musique française
Mis à jour le 22/05/2013 à 16:28 - Publié le 22/05/2013 à 15:24
C'est avec sa Sonate pour piano, en 1948, qu'il trouve son langage. Composée pour sa femme, la pianiste Geneviève Joy, compagne de toute une vie dont la perte en 2009 l'affecta profondément, cette œuvre révèle ses points forts: la construction, le rythme, la couleur. (Ci-dessus à Paris, en 2005).
Le doyen des compositeurs français est décédé mercredi matin, à l'âge de 97 ans. Héritier de Debussy, il était le dernier représentant de la musique française. Il laisse une suite de chefs-d'œuvre, petite par le nombre mais considérable en terme d'influence. Malgré son âge, le musicien était toujours en activité. Son dernier album, enregistré par Salonen, était sorti en janvier.
On avait fini par le croire immortel. Henri Dutilleux était le dernier classique parmi les modernes, un de ceux dont le nom restera dans l'histoire de la musique aux côtés de ceux de Debussy et Ravel, dont il était l'héritier direct. Avec Messiaen et Boulez, il reste l'un des rares compositeurs français qui marquèrent la deuxième moitié du XXe siècle.
Mais il le fit bien différemment des deux autres: il ne fut ni inventeur de système ni gourou comme Messiaen, ni chef d'orchestre ni politique comme Boulez. Un homme doux et discret, mais d'une volonté de fer, y compris dans son indépendance farouche vis-à-vis des écoles et des institutions. Travaillant lentement, il laisse un catalogue étonnamment réduit en regard de sa longévité: il composa dans toute sa vie autant d'œuvres que Mozart en un mois! Ne se résignant qu'au chef-d'œuvre, il ne rendait une partition qu'une fois qu'il la jugeait satisfaisante. Ce qu'atteste son graphisme ciselé avec un soin de peintre, à l'image de son étonnante écriture manuscrite, véritable calligraphie.
Né en 1916 à Angers, ayant grandi à Douai, il entra en 1933 au Conservatoire de Paris, avant de remporter le grand prix de Rome en 1938. Il s'y familiarisa avec la tradition française, tout en s'intéressant de sa propre initiative à des modernes honnis de l'institution, comme Bartok. Il fut ainsi impressionné par l'École de Vienne, en particulier Alban Berg, même s'il n'adopta pas l'écriture dodécaphonique.
Le seul poste qu'il occupa fut discret: chef du service des illustrations musicales à la Radio, de 1944 à 1963. Cette fonction lui permit de passer commande à nombre de compositeurs contemporains et d'être en contact avec les esthétiques les plus diverses. Il gardera toujours cette ouverture d'esprit dépourvue du moindre dogmatisme, dans un sens ou dans l'autre. Ainsi, lorsque tel ou tel jeune compositeur de la mouvance «néotonale» se réclamait de lui pour justifier le retour à une musique de facture classique, cela avait le don de l'agacer au plus haut point: bien qu'il ne fût pas avant-gardiste, cet homme de progrès, y compris en politique, n'était en rien réactionnaire, et il n'aimait pas que l'on se serve de son nom pour légitimer un retour en arrière. Il ne cessa jamais de suivre l'avant-garde, avec un regard bienveillant mais lucide. Il joua toute sa vie au chat et à la souris avec Pierre Boulez, qui fut toujours aimable avec lui mais ne dirigea jamais sa musique: il en ressentait une blessure, mais on le voyait à tous les concerts de Boulez…
L'une de ses dernières interventions lors de la parution de son dernier album, Correspondances, dirigé par Esa-Pekka Salonen et paru chez Deutsche Grammophon en janvier dernier à l'occasion de son 97e anniversaire:
La construction, le rythme, la couleur
C'est avec sa Sonate pour piano, en 1948, qu'il trouve son langage. Composée pour sa femme, la pianiste Geneviève Joy, compagne de toute une vie dont la perte en 2009 l'affecta profondément, cette œuvre révèle ses points forts: la construction, le rythme, la couleur. Ces qualités le prédestinaient à composer pour l'orchestre, qui allait dès lors devenir son instrument privilégié, faisant de lui l'un des derniers grands symphonistes de l'histoire. Sa Symphonie n° 1, en 1951, n'est, malgré sa suprême qualité, qu'une étape avant son premier grand chef-d'œuvre, la Symphonie n° 2 Le Double, en 1959. Œuvre aux couleurs instrumentales inouïes, faisant dialoguer un petit et un grand orchestre avec un sens aigu des atmosphères oniriques, elle est créée par l'immense Charles Munch, défenseur passionné de la musique de Dutilleux. Celle-ci ne cessera dès lors d'être jouée par les plus grands. En 1965, George Szell et l'Orchestre de Cleveland créent Les Métaboles, l'une des plus géniales pièces d'orchestre du XXe siècle. En 1970, c'est Rostropovitch qui crée le Concerto pour violoncelle Tout un monde lointain qu'il lui avait commandé: il est aujourd'hui au répertoire de tous les violoncellistes, à égalité avec Dvorak et Schumann.
En 1977, il fait une infidélité à l'orchestre pour composer son unique quatuor: Ainsi la nuit. Chef-d'œuvre, là encore, d'une concentration d'écriture et d'une maîtrise de la sonorité. Un an après, retour au symphonique avec le magique Timbre Espace Mouvement ou La Nuit étoilée: sous-titre emprunté à un tableau de Van Gogh, rappelant à quel point l'inspiration de Dutilleux était non seulement spirituelle mais visuelle.
Sans doute un héritage de son arrière-grand-père, le peintre Constant Dutilleux, un ami de Delacroix. En 1985, c'est pour Isaac Stern qu'il compose le Concerto pour violon L'Arbre des songes, encore une référence au rêve dans une musique qui est un appel constant à l'imagination. Après Mystères de l'instant (1989), la voix fait son apparition dans sa création. En 1997, c'est encore un grand chef, Seiji Ozawa, qui crée Shadows of Time, où trois voix d'enfants demandent «Pourquoi nous, pourquoi l'étoile?», en référence au Journal d'Anne Frank: rare allusion à l'histoire dans une œuvre globalement intemporelle. Dans ses dernières années, alors qu'il travaille de plus en plus lentement, il ne sort de son silence que pour répondre à l'invitation d'interprètes féminines qui l'inspirent: c'est pour la violoniste Anne-Sophie Mutter qu'il compose Sur un seul accord, pour la soprano Dawn Upshaw qu'il écrit Correspondances en 2003, et pour Renée Fleming qu'il achève sa dernière œuvre, Le Temps L'Horloge, créée sous la direction d'Ozawa au Japon en 2007, et dans sa version définitive à Paris en 2009.
Dutilleux était un homme merveilleux. Timide, discret, toujours inquiet de déranger, écrivant une lettre de remerciement après chaque article écrit sur lui, il était parfois de mauvaise foi: tout en suppliant qu'on le laisse travailler, il adorait les hommages, voyagea jusqu'au bout dans le monde entier pour entendre ses œuvres, ne refusait jamais de donner une interview ou un cours d'interprétation. Tout comme sa constitution robuste, sa mémoire était phénoménale, et à 94 ans il reprenait la conversation exactement là où elle avait été interrompue la fois précédente, fût-ce trois mois avant. Sa prédilection pour le whisky et le gin n'avait apparemment en rien atténué ces facultés étonnantes…
Confidences sur ses influences et premiers chocs musicaux et artistiques, dans le cadre de la série «Mezzo Voce» sur la chaîne Mezzo:
Henri Dutilleux, la mort du géant de la musique française