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«En Tunisie la situation est d'une très grande instabilité»
Publié le 17/10/2012 à 18:29
Moustapha Ben Jaafar, président de l'Assemblée constituante tunisienne.
INTERVIEW - Le président de l'Assemblée constituante tunisienne, Moustapha Ben Jaafar, dresse le bilan du travail des rédacteurs de la nouvelle Constitution.À l'issue des élections du 23 octobre 2011, l'Assemblée constituante tunisienne n'est pas parvenue à rédiger en un an une nouvelle Constitution. La date anniversaire approche, et les initiatives se multiplient pour tenter de calmer l'effervescence parlementaire et prévenir d'éventuelles manifestations. Sous la pression, la coalition au pouvoir a commencé à distiller ses propositions et pourrait annoncer, ce jeudi, l'architecture de son projet constitutionnel. Depuis un an, la Tunisie est gouvernée par le parti islamiste Ennahda, auquel se sont associées deux petites formations de la gauche républicaine, le CPR et Ettakatol. Le chef de file d'Ettakatol et président de l'Assemblée constituante, Moustapha Ben Jaafar, souligne qu'une Constitution préservant le modèle tunisien de société, parmi les plus occidentalisés du monde arabo-musulman, verra le jour avant de prochaines législatives au printemps 2013.
Ennahda a voulu introduire la charia dans la Constitution. Ce danger est-il définitivement écarté? Moustapha BEN JAAFAR.- Bien sûr.
Les islamistes ont ensuite proposé de «criminaliser les atteintes au sacré». Vous dites qu'il n'en est plus question, mais dans le brouillon constitutionnel qui circule il est dit que «l'État protège le sacré». Est-ce bien différent? A priori, cela n'a rien à voir. La criminalisation d'une notion mal définie qui serait l'atteinte au sacré peut avoir de très graves conséquences. La protection du sacré, c'est une mission qui fait référence à la culture du pays, à sa religion, à la sensibilité des uns et des autres. Des lois se chargeront de définir cette protection. L'important était d'écarter la notion de criminalisation.
Les islamistes ont ensuite bloqué les discussions en parlant de complémentarité entre l'homme et la femme. Ce n'était pas un blocage. L'égalité homme-femme n'a pas été remise en cause. C'est dans le cadre d'une discussion sur la famille qu'un article a parlé de la complémentarité homme-femme. Cela a été monté en épingle. Le dossier a été classé.
Mais le Code du statut personnel, héritage de Bourguiba, qui fonde en droit l'égalité homme-femme, ne risque-t-il pas d'être remis en cause? Non. Tous les partis politiques tunisiens se sont engagés en faveur du Code du statut personnel. Personne, sauf peut-être les salafistes, ne le remet en cause.
Pendant un an, le camp républicain s'est épuisé à bloquer les offensives idéologiques des islamistes, et n'a en rien fait progresser les libertés fondamentales. Mais la liberté, c'est la révolution qui nous l'a accordée! La réalité de la société tunisienne, que cachait la dictature, est alors apparue. Une société avec ses salafistes, ses gauchistes, ses anarchistes. La population tunisienne ne vit pas dans un monde régi par la Déclaration universelle des droits de l'homme. Il y a une élite qui a milité pour les droits de l'homme. Mais il faut de la pédagogie pour développer cette culture dans un pays privé de débat pendant si longtemps. La plupart des salafistes ne connaissent même pas le Coran. Ils se font pousser la barbe, et disent ceci est bon, ceci est péché. Il faudra des années pour que les gens instruits reprennent le dessus. Nous sommes dans une situation post-révolutionnaire qui est d'une très grande instabilité et où la raison a du mal à percer. Malheureusement, au lieu de prendre en compte cette situation critique, une bonne partie de l'opposition se comporte comme si nous vivions dans une vieille démocratie, prête à supporter une compétition électorale permanente.
Dans cette lutte politique, votre famille politique a perdu quasiment la moitié de ses députés depuis un an… Nous avons perdu des plumes. Mais sans notre alliance avec les islamistes, le processus de transition n'était pas assuré, et le pays aurait sans doute connu le chaos. Pouvait-on, au lendemain des élections du 23 octobre 2011, constituer un assemblage cacophonique de tout ce qui n'est pas Ennahda et laisser les islamistes dans la rue? Je n'ose imaginer ce qu'aurait donné ce scénario. Il n'y avait pas d'alternative. Nous sommes en train de récolter les fruits de notre dialogue avec Ennahda, qui est fondé sur la confiance.
Mais comment peut-on avoir confiance en Ennahda, et en son guide, Rached Ghannouchi, dont la duplicité est avérée? Il ne faut pas concevoir Ennahda comme un bloc homogène. Il y a des gens très ouverts et d'autres, appartenant à la frange radicale, qui cherchent à capter l'électorat salafiste. Nous faisons un pari. S'il réussit, ce serait fantastique pour le monde arabo-musulman: imaginez qu'apparaissent d'ici quelques années des partis ayant le profil des démocrates-chrétiens européens. Une séparation du religieux et du politique serait une révolution. Ce pari ne peut être gagné que si l'on prend des risques. Il faut de la persuasion, pour faire évoluer les idées, et finalement modifier le rapport des forces. Si on refuse toute discussion, le risque est de rejeter les partisans d'Ennahda prêts à dialoguer avec les forces de progrès dans les bras du salafisme.
Pensez-vous vraiment qu'un jour Ennahda peut décider de séparer le religieux du politique? Si ce débat d'idées, qui existe aussi au sein d'Ennahda, se poursuit, il pourrait conduire à la naissance de deux partis.
Vous venez d'annoncer que les prochaines législatives pourraient se tenir le 23 juin 2013. Mais personne ne croit que cette échéance puisse être respectée. Pourquoi? Tout dépendra de l'attitude des députés de l'opposition. Si l'état d'esprit change, cet agenda est tenable. La plupart des questions litigieuses ont été résolues.
Vous affirmez avoir signé un compromis avec les islamistes sur la définition d'un régime mi-parlementaire, mi-présidentiel. Mais c'est dans le détail des attributions accordées au chef de l'État que se jauge l'équilibre institutionnel. Nous disons à Ennahda que cela ne sert à rien d'avoir cédé sur l'élection du président au suffrage universel pour faire de cette fonction une coquille vide. Nous nous inspirons du système portugais. Le chef de l'État peut dissoudre le Parlement. Le chef de l'État serait le chef des forces armées, il définirait la politique étrangère. Nous voulons un équilibre entre les deux têtes de l'exécutif.