LE MONDE | 25.03.2014 à 10h08 • Mis à jour le 25.03.2014 à 12h45 | Par Marc Roche (Londres, correspondant)
Igor Setchine (à gauche), PDG de Rosneft, et Bob Dudley, PDG de BP, à Londres, en mars 2013.
Au premier abord, Bruce Misamore apparaît comme un lourdaud en Stetson qui s'est hissé seul à la force du lasso au premier rang de l'establishment pétrolier de Houston (Texas). L'air pataud de l'ancien directeur financier du défunt groupe pétrolier russe Ioukos est toutefois trompeur. La campagne qu'il a lancée contre la compagnie publique d'hydrocarbures russe Rosneft et les oligarques venus du froid installés à Londres a ébranlé le flegme légendaire de la City.
Bruce Misamore invoque les sanctions occidentales prises contre la Russie en représailles de l'intervention russe en Crimée pour exiger l'exclusion de Rosneft de la corbeille londonienne. Au printemps 2006, le groupe avait acquis les restes de Ioukos, démantelée sur ordre du Kremlin à la suite de l'arrestation de son PDG, Mikhaïl Khodorkovski.
Le croisé du Lone Star State (Etat de l'étoile solitaire, comme on appelle le Texas) invoque les multiples condamnations de la Russie par plusieurs tribunaux internationaux, « qui démontrent que Ioukos a bel et bien été expropriée ». Notre interlocuteur ne s'en tient pas là. Il exige que Igor Setchine – le patron de Rosneft, ancien vice-ministre de l'énergie, membre du cercle rapproché de Vladimir Poutine et architecte du dépeçage de Ioukos – soit interdit de voyage aux Etats-Unis comme au sein de l'Union européenne. Provoquée par la crise en Crimée, cette dernière péripétie du feuilleton juridico-financier Ioukos inquiète au plus haut point les milieux énergétiques russes tout comme les oligarques qui vivent outre-Manche.
ROSNEFT ET GAZPROM ONT ÉCHAPPÉ AUX MESURES DE RÉTORSION OCCIDENTALES
Pour l'instant, Rosneft et le gazier public russe Gazprom ont échappé aux mesures de rétorsion occidentales grâce notamment à l'appui du gouvernement britannique. Car Downing Street est soucieux de protéger les liens étroits entre ces deux groupes russes et ses majors des hydrocarbures, tissés dans le cadre de l'accord bilatéral énergétique de janvier 2003. Mais combien de temps Londres pourra-t-elle résister aux pressions de Washington visant à punir les deux dépeceurs de Ioukos ? Les 55 000 actionnaires détenteurs des obligations Ioukos que défend Bruce Misamore sont en très large majorité américains.
Lundi 24 mars, les pays du G7, réunis à La Haye, ont mis en garde contre des « sanctions sectorielles coordonnées qui auront des conséquences de plus en plus importantes sur l'économie russe » si l'escalade russe se poursuivait en Ukraine, selon le communiqué publié après une réunion de crise sur le rattachement de la Crimée à la Russie. « Il y a, semble-t-il, accord sur les secteurs les plus importants à considérer : l'énergie, la banque et la finance, l'armement… », a indiqué un haut responsable américain s'exprimant sous couvert de l'anonymat.
LES OLIGARQUES RUSSES DANS LEURS PETITS SOULIERS
Les oligarques russes de Londres sont dans leurs petits souliers. Jusqu'à présent, l'équipe conservateurs - libéraux-démocrates au pouvoir a résisté à la demande de Paris d'imposer des mesures de sanction, dans le cadre de l'affaire ukrainienne, contre ces milliardaires qui jouent un rôle-clé dans la vie économique de la capitale. Mais les projecteurs de l'actualité sont désormais braqués sur la fonction de sous-marin du Kremlin qu'ont joué certains d'entre eux dans la spoliation de Ioukos. David Cameron, le premier ministre britannique, a d'ailleurs évoqué, vendredi 21 mars, à l'issue du sommet européen de Bruxelles, la possibilité de prendre des mesures de rétorsion à leur encontre.
Le 14 juillet 2006, Rosneft avait introduit 15 % de son capital à la Bourse de Londres et à celle de Moscou. A l'époque, le London Stock Exchange est le point de passage obligé des sociétés minières et énergétiques russes qui poursuivent leur expansion à l'international.
Cependant, devant l'opacité des comptes de la compagnie publique et dans un souci de se protéger face à d'éventuels recours en justice ultérieurs, les banques conseil avaient inclus dans le prospectus l'avertissement suivant : « Les conflits d'intérêts de certains dirigeants peuvent amener Rosneft à s'engager dans des pratiques qui ne maximisent pas la valeur à l'actionnaire. »
En raison de la crainte d'éventuelles actions en justice de la part des anciens propriétaires d'actifs de Ioukos, les investisseurs occidentaux avaient, dans un premier temps, accueilli froidement l'annonce de la cotation de Rosneft. Pour éviter l'échec, Moscou avait été contraint de mobiliser des sociétés pétrolières, à l'exemple de BP et des chinois CNPC et Sinopec, ainsi qu'une poignée d'oligarques londoniens. Impressionnés par ce déploiement d'alliés de poids, le régulateur, le London Stock Exchange et la justice britannique n'avaient rien trouvé à redire à la transaction.
L'attaque surprise de Bruce Misamore embarrasse au plus haut point le réseau d'influences bâti par Moscou qui irrigue la capitale britannique.
La compagnie d'hydrocarbures BP est en première ligne. L'enseigne britannique est aujourd'hui le plus gros actionnaire de Rosneft après l'Etat russe qui en contrôle 70 %. En 2012, la multinationale d'outre-Manche avait vendu à Rosneft sa participation dans la coentreprise anglo-russe TNK-BP en échange de 20 % des parts de la compagnie d'Etat. Une opération qui avait permis à Rosneft de devenir le premier groupe au monde en termes d'extraction d'hydrocarbures.
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« Nous avons une entière confiance dans nos affaires en Russie. Nous suivons la situation de près », déclare un porte-parole de BP. La major reconnaît toutefois qu'une fragilisation de son alliance avec Rosneft à la suite de nouvelles mesures punitives occidentales « pourrait pénaliser objectifs stratégiques, le niveau de réserves et réputation ». Le partenariat avec Rosneft a représenté 17 % des profits et 30 % de la production et des réserves du pétrolier britannique en 2013.
MORGAN STANLEY SUR LA DÉFENSIVE
Les établissements financiers de la City très actifs en Russie sont également sur la défensive. C'est particulièrement le cas de Morgan Stanley, la principale banque conseil lors de la mise en Bourse de Rosneft. Son ancien patron, John Mack, siège au conseil d'administration de la société d'Etat russe qui, en outre, est donnée favorite pour le rachat de l'activité de négoce énergétique de la banque d'affaires américaine.
JPMorgan est aussi dans l'oeil du cyclone pour avoir recruté comme conseiller international Tony Blair, l'ancien premier ministre britannique (1997-2007), qui n'a jamais condamné l'expropriation de Ioukos. D'autres établissements comme le Credit Suisse ou la Société générale, proches de Rosneft, sont aussi montrés du doigt.
Par ailleurs, dans cette controverse, la réputation de la Bourse de Londres est en jeu. Soixante-huit sociétés russes représentant toute la gamme des activités économiques sont actuellement cotées à l'ombre de la cathédrale Saint-Paul. Les valeurs russes figurent parmi les titres les plus activement négociés. Exclure Rosneft ? Inutile d'insister. Un porte-parole du London Stock Exchange renvoie les questions dans le camp de l'UK Listing Authority, l'organisme de tutelle chargé des admissions à la corbeille de Paternoster Square.
Le régulateur dément avoir négligé les intérêts des actionnaires minoritaires des entités russes contrôlées par un seul actionnaire de référence, Moscou. La décision de retirer une société de la cote londonienne appartient d'abord à ses actionnaires. Dans le cas de Rosneft, en l'occurrence l'Etat russe et BP.