Le Monde.fr | 01.03.2014 à 21h23 • Mis à jour le 02.03.2014 à 09h35 | Par Louis Imbert (envoyé spécial à Simferopol)
Soldat russe sur un véhicule blindé, à Balaclava, le 1er mars 2014.
A l'entrée de ses bâtiments agricoles, au village de Sevastyanovka en Crimée, Ivan Ivanov reçoit froidement. Ce géant russe, veste et casquette de cuir, poigne martiale, déclare sans préambule : « Nous sommes très heureux de voir la fédération de Russie arriver. Toute la Crimée se réjouit ».
En ce samedi 1er mars, Vladimir Poutine n'a pas encore annoncé avoir demandé au parlement russe l'autorisation de déployer l'armée russe en Ukraine. Mais au village, depuis vendredi, on la voit déjà passer sur la route qui mène de la base russe de la mer noire de Sébastopol à la capitale régionale, Simferopol. On n'a pas le moindre doute sur la nationalité de ces blindés, de ces véhicules transports de troupes sans plaques ni drapeaux.
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« IL SUFFIT QUE TRENTE TYPES ARRIVENT AU VILLAGE »
Soudain, une Lada fait une embardée sur le pan de colline qui masque le village et vient s'arrêter à pleins freins presqu'aux pieds de M. Ivanov. Un petit homme bien bâti en saute et tend sa carte : il est ici l'autorité, Elvir Ousmanov, représentant du village au majlis, l'organe représentatif de la minorité tatare.
M. Ousmanov a appris que des fauteurs de troubles rodaient en ville. On le rassure. « Il y a beaucoup de provocations, vous comprenez, s'excuse-t-il. On essaie de maintenir le calme. » A l'entrée du village, Lubov Tarasenko, un chômeur, « comme 95 % du village », qui subsiste en cultivant ses légumes au fond de son jardin, a déjà expliqué qu'il ne dormait plus depuis des jours, comme sa femme, ou peut-être à cause d'elle.
Le village de Sevastyanovka, non loin de Simferopol.
Ce matin, il a bu tôt pour se lancer dans cette journée d'orage. « On craint les titushkis » , dit-il, les semeurs de troubles payés à la tâche. « Il suffit que trente types arrivent au village. Tu dors, c'est le milieu de la nuit, ils brûlent une dizaine de maisons et c'est la guerre. »
La « guerre » que ces hommes craignent, ce n'est pas celle que l'armée russe semble déjà mener sans pavillons. Aucun n'imagine que les soldats ukrainiens s'avisent de lui faire face. Ca n'est pas non plus une occupation militaire, qui règlerait leur crainte des désordres, au moins pour un temps. Ce sont surtout les coups de couteaux entre voisins, les vieilles haines qui se réchauffent : le sale conflit communautaire.
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DÉPORTATION DE MASSE ET ENNEMIS « FASCISTES »
Environ 140 familles vivent à Sevastyanovka : des Ukrainiens, minoritaires, des Russes et des Tatars. Les uns sont chrétiens, héritiers de la Russie de Catherine II, les autres musulmans. La seconde guerre mondiale a violemment divisé ces communautés. Accusés de « collaboration avec les nazis », les Tatars ont été déportés vers les steppes d'Asie centrale en 1944 sur décret de Staline. La communauté sera autorisée à rentrer en 1989. La révolution orange ukrainienne de 2004 encouragera leur retour en Crimée, provoquant des tensions dans les villages.
Dans le village de Sevastyanovka, ce n'est l'armée russe qui fait peur, ni une occupation militaire. Ce sont les coups de couteaux entre voisins, les vieilles haines qui se réchauffent : le sale conflit communautaire.
Or, cette histoire là se ravive depuis samedi et la débandade du gouvernement Ianoukovitch. Parmi les Russes de Crimée, on associe volontiers les partis nationalistes de l'ouest du pays, qui prennent leur part du nouveau pouvoir, aux ennemis « fascistes » de la grande guerre patriotique. Côté tatar, on craint plus que tout un retour dans le giron russe.
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C'est dans ces villes de Crimée que les milices russes s'organisent. Elles tiennent la rue dans le centre de Sebastopol. Elles ont encerclé le Parlement et la place Lénine à Simféropol, alignées au garde à vous débraillé en attendant les chars. La télévision communautaire appelait chacun à rester chez soi avant le week-end.
« POURQUOI ILS VIENNENT, LES RUSSES ? »
Au village, ces troubles s'invitent dans une bagarre entre Lena Javoronkova, 66 ans, et Meriem Bolatova, 68 ans, l'une Russe, l'autre Tatare. Elles étaient voisines à l'âge de 7 et 9 ans. Puis Meriem a été déportée avant de revenir en 1989 avec son fils, pompier, et de construire une grande maison en face de celle de Lena. Samedi après-midi, Meriem s'indignait :
- « Pourquoi ils viennent, les Russes ? Ce n'est pas leur pays ! »
Accoudée à sa barrière, fichu blanc à fleurs roses, Lena lui rétorque que la Russie, au moins, pourra sauver le pays du marasme économique qui le guette, et de la cure d'austérité assassine annoncée par le gouvernement de Kiev.
- « Tu ne veux pas qu'on aille en Russie ? Mais tu verras le mois prochain, on te coupera ta pension ! Tu seras assise sur ton cul nu ! ».
MM. Ivanov et Ousmanov, eux, l'assurent : ils sont « frères ». Ensemble, ils ont décidé d'assurer la sécurité du village contre les « agents provocateurs ». Et aussi contre les adolescents qui pourraient se laisser chauffer la tête. « On interroge toutes les familles, on vérifie si les gens sont fiables, s'ils ne vont pas faire des problèmes. » Ils échangent les dernières nouvelles toutes les heures Et si ces nouvelles sont excellentes pour M. Ivanov – « la Russie garantiera la sécurité » – M. Ousmanov, lui, commence à perdre son calme.
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