Tunisie : des milliers de manifestants pour dénoncer la pression salafiste
le 28.01.12 | 16h31
Des filles à qui l'on "conseille" de porter le foulard, des jeunes refoulés d'une mosquée, des enseignants anxieux de voir débarquer à leur cours une étudiante en niqab... Ils ont manifesté samedi à Tunis leur inquiétude face à des incidents qui ont selon eux tendance à se multiplier.
Ce sont deux petites dames aux cheveux blancs, souriantes, agitant avec énergie leur drapeau tunisien: Sarah Moalla et Oum Kalthoum Bradai, retraitées. Elles sont venues participer au défilé pour "la défense des libertés" organisé par des partis de gauche et des associations.
"On était enseignantes, on a passé notre vie à éduquer. Et aujourd'hui certains veulent nous ramener 14 siècles en arrière ?", dit l'une des deux septuagénaires. "Les salafistes sont bouchés, ils ne comprennent rien", renchérit son amie.
La marche a été organisée après une série d'incidents violents impliquant des radicaux de cette mouvance, très minoritaire en Tunisie, mais qui ne cesse de faire parler d'elle depuis la victoire des islamistes d'Ennahda aux élections.
Dans des universités, où les partisans du port du niqab (voile islamique intégral) font pression, jusqu'à entraîner la fermeture d'une fac. Devant la justice, où ils vouent aux gémonies une chaîne de télévision accusée d'avoir diffusé un film blasphématoire. Dans des manifestations, où des journalistes et militants ont été pris à partie, voire molestés.
Mais au-delà de ces incidents spectaculaires, les enseignants, les étudiantes, les artistes venus manifester évoquent des pressions insidieuses, des événements anecdotiques mais qui se répètent trop souvent à leur goût.
"L'épicier m'a dit l'autre jour: vous ne me plaisez pas avec votre jean. Je lui ai rétorqué qu'il ne me plaisait pas avec sa barbe", raconte Leila Katech, une anesthésiste à la retraite, qui "en a assez de voir la religion devenir la seule référence".
A travers ce prisme, "tout devient un problème: aller voir un gynécologue, parler, s'habiller", déplore-t-elle.
A quelques mètres, deux jeunes femmes s'époumonnent: "La Tunisie est libre, non aux esprits arriérés!" "Ce n'est pas parce qu'on est musulman qu'on est islamiste. J'en ai assez que l'islam soit utilisé contre nous", explique Nadia, une jeune cadre voilée.
Rym, elle, est en cheveux, malgré son père, qui voudrait qu'elle se couvre. "Les barbus essayent de tout contrôler", dit la jeune femme, qui a eu une altercation récente avec des salafistes alors qu'elle voulait montrer à des amis touristes une mosquée de la médina de Tunis.
Les enseignants sont venus en nombre. Aslam Jelouli, professeur à la faculté des Sciences de Tunis, s'angoisse à l'idée qu'une étudiante revêtue du niqab vienne un jour à son cours.
"Regardez ce qui s'est passé à la Manouba" (une fac de Lettres près de Tunis perturbée pendant deux mois par des étudiants et salafistes voulant imposer le port du niqab en cours).
"Le gouvernement n'a rien fait, il a tenté de ménager la chèvre et le chou, mais ce n'est pas possible, on va finir par se faire manger", s'énerve-t-il.
Tiraillé entre ses propres faucons et ses colombes, soucieux de ne pas s'aliéner la partie radicale de sa base, le parti islamiste Ennahda, qui domine le gouvernement tunisien, a réagi timidement aux incidents, voire est resté silencieux.
"Ce gouvernement n'est pas complice, mais il est complaisant, à tout le moins", dénonce le fondateur du Parti Démocrate Progressiste (PDP), Ahmed Nejib Chebbi, présent à la manifestation.
"Aujourd'hui le poids des salafistes ne m'inquiète pas mais le phénomène peut se développer à la faveur de la crise sociale et de l'instabilité", met-il en garde.
"Ils peuvent devenir une menace réelle si on ne les arrête pas", estime de son côté le juriste Yadh Ben Achour, tandis que la chef du PDP, Maya Jribi, dit faire confiance au peuple tunisien, "profondément modéré et tolérant".
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