WEB - GOOGLE - ACTUALITE > Médecine
Des stratégies nouvelles face à la dépression
Publié le 02/02/2012
Elle toucherait aujourd'hui 120 millions de personnes dans le monde.INTERVIEW- Le Dr Yasmine Liénard, médecin psychiatre, praticienne attachée de consultation au sein de l'hôpital Cochin, est l'auteur de Pour une sagesse moderne (éditions Odile Jacob).
Ralentissement psychique, fatigue, perte de l'appétit et du sommeil… Si les critères du diagnostic, évalué selon l'intensité et la durée de ces symptômes, ne changent guère, par contre la compréhension de la dépression - qu'on peut au choix et en même temps voir comme une maladie biologique, génétique ou psychologique - est aujourd'hui très renouvelée. Au point que les psychothérapeutes, en complément ou non d'un protocole médicamenteux si un «épisode dépressif majeur» est détecté, redoublent d'inventivité pour aider leurs patients à sortir du tunnel.
Déjà, sous cet abattement qui caractérise l'état dépressif, Freud voyait l'agressivité retournée contre soi et se manifestant par des injonctions intérieures violentes. «Je me répète “bouge-toi”, “sors un peu”, “appelle quelqu'un” mais au final je ne fais rien de ma journée», confient les dépressifs. Un des ressorts de la maladie dépressive serait donc cette incompréhension profonde de soi-même et certaines psychothérapies partent de là pour traiter le patient.
Apprivoiser les sentiments négatifsAinsi, les praticiens de l'école de Palo Alto, dans leur «Thérapie brève systémique», considèrent la dépression comme «un trouble de la communication» entre une personne et son entourage et/ou une personne et elle-même. Psychiatre, le Dr Irène Bouaziz travaille avec cette méthode, tout à fait compatible selon elle avec la prescription de médicaments, depuis plus de dix-neuf ans. Elle affirme en retirer de bons résultats. «Pour mettre en place cette thérapie, il faut déjà que le patient se plaigne de son état, précise-t-elle. Puis, s'il dit être triste et avoir perdu le goût de vivre, on cherchera à identifier ce qu'il a tenté de faire pour en sortir et les messages qu'il s'est envoyés à lui-même comme “je ne devrais pas être triste, ce n'est pas si grave, la vie continue, je devrais être capable de reprendre le travail”… Ensuite, il s'agit d'amener le patient à faire quelque chose de radicalement différent, à cesser ses tentatives de solutions inefficaces, de sorte qu'il se donne à lui-même le message inverse, ce qui aide à débloquer la situation.» Les interventions du thérapeute entrent dans la logique du patient et le rejoignent dans sa souffrance plutôt qu'elle ne lui expliquent la théorie.
Même regard décalé pour le psychologue et psychanalyste Moussa Nabati, à l'initiative d'une unité de soins spécialisée dans la dépression dans le Jura. Lui désigne essentiellement la maladie dépressive comme un symptôme: «Elle arrive, comme la fièvre ou la douleur, pour guérir le sujet», estime l'auteur de La dépression, une maladie pour grandir? (Éd. LGF). Elle est donc à considérer comme une messagère. Mais de quel ordre serait alors son message? «Il faut que tu t'occupes de toi!, résume le psychanalyste. Dans la majorité des cas de dépression, il s'agit de réorienter la libido du sujet sur soi plutôt que sur les autres.» Et de décrire la vulnérabilité de personnalités entièrement tournées sur l'extérieur, soumises avant tout au regard et à l'appréciation des autres et en perte d'authenticité avec elles-mêmes. «C'est pour ça qu'un des axes de la thérapie sera de “devenir mauvais”, relève Moussa Nabati, c'est-à-dire de s'accepter dans ses zones d'ombre et immatures.»
Exercice de haute voltigeUne invitation à l'acceptation des sentiments négatifs qui semble se généraliser dans les psychothérapies contemporaines aujourd'hui (
lire ci-dessous). Le Dr Irène Bouaziz travaille dans un même sens avec les «interventions paradoxales» chères aux praticiens de l'école de Palo Alto: «Avec tact et beaucoup de rigueur, le psychothérapeute formé à cette méthode encourage le patient à aller dans le sens inverse de ses injonctions habituelles. S'il répète “je dois aller mieux”, on lui dit: “Avec ce que vous vivez, vous avez de bonnes raisons d'aller mal”, on le rejoint donc là où il en est.»
Un exercice de haute voltige et de précision pour ces thérapeutes qui, précise le Dr Irène Bouaziz, «doivent pratiquer cette méthode de façon respectueuse et bienveillante». Dans cet arsenal thérapeutique, le patient doit effectuer des «tâches» concrètes chez lui, entre les séances. S'il se plaint de tristesse, on peut l'inviter par exemple à pleurer une heure chaque jour à un moment précis, et à tenir un carnet de bord de ces lamentations acceptées mais aussi, d'une certaine manière, encouragées. Dans un même esprit, Moussa Nabati invite ses patients à se reconnecter avec la «Dépression Infantile Précoce - DIP», celle de l'enfant intérieur qui serait selon lui la véritable origine de toute maladie dépressive à l'âge adulte. Ainsi, à l'heure actuelle, il semble que la stratégie ne soit plus de fuir le «dragon dépression», mais bien plutôt d'apprendre à l'apprivoiser.
_________________________________________________________________________________________________________________________________________________________
«Pour s'en libérer, il faut déjà l'accepter»Yasmine Liénard : « La dépression est le trouble de l'hypercontrôle, de la volonté de perfection propre à notre société narcissique. »
En tant que psychiatre ayant une expérience du milieu hospitalier, comment votre regard sur la dépression a-t-il évolué? Dr Yasmine LIÉNARD.[/b]- Comme tous mes confrères, j'ai d'abord appris à reconnaître cette maladie suivant les critères précis du DSM-IV (Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux) et de la CIM-10 (classification internationale des maladies). Sa cause principale nous est présentée essentiellement comme biologique, avec cette baisse de la sérotonine qui justifie la prescription d'antidépresseurs. L'efficacité - réelle - des antidépresseurs induit que le tout-biologique l'emporte… Cependant, la clinique et la psychopathologie m'ont peu à peu amenée à considérer différemment la dépression. J'ai constaté par exemple qu'elle était souvent associée à un autre trouble: addiction, anorexie… Après quelques années de pratique, cette comorbidité et surtout son rapport avec les émotions deviennent peu à peu évidents. Puis, j'ai intégré un service de maladies mentales où l'on pratiquait les TCC (thérapies comportementales et cognitives) et, là, j'ai approfondi un autre aspect de la maladie dépressive.
Lequel? Ce qui rend dépressive une personne, c'est sa manière de penser, les ruminations qui l'habitent de manière obsessionnelle. Avec les TCC, nous apprenons à décrypter ces «distorsions cognitives»: généralisation excessive (d'un événement isolé, la personne dépressive fait une loi générale du type «j'ai raté le bus ce matin, il n'y a qu'à moi que ça arrive…») ; pensées en «tout ou rien» (soit «mon patron m'adore» soit «il me déteste») ; rejet du positif (dans une situation, la personne ne retient que ce qui était négatif)… Tous ces mécanismes cognitifs, lorsqu'ils deviennent systématiques et s'installent sur la durée, font que peu à peu on interprète mal le monde.
Mais ces mécanismes naissent bien d'un événement? Toutes les déprimes ne mènent pas à la dépression. Il y a des facteurs qui prédisposent à la maladie. La personne a par exemple eu, enfant, des parents dépressifs qui ont induit ce mode de pensée négatif. La dépression est en ce sens une maladie contagieuse. Les dépressifs sont aussi des personnalités hypersensibles aux autres, souvent à l'écoute et qui absorbent la souffrance d'autrui. Jamais vous ne verrez un pervers déprimé! Mais je crois surtout que la dépression est une maladie sociétale.
Qu'entendez-vous par là? C'est le trouble de l'hypercontrôle, de la volonté de perfection propre à notre société narcissique. Certaines cultures, plus grégaires, moins individualistes, ignorent totalement la dépression. Je crois que cette maladie naît du chaos existentiel dans lequel plonge le monde occidental, du manque de lien au sacré. C'est aussi un excès de pensée abstraite qui nous empêche d'être reliés au réel.
Comment s'en sortir? Pour s'en libérer, il faut déjà, de manière encadrée, accepter la dépression, avec son lot de pensées automatiques et obsessionnelles. J'encourage mes patients à pratiquer la méditation justement pour cesser de refuser leurs sentiments négatifs et leur fragilité. Puis cette même méditation les remet en contact avec l'instant présent, le sacré qu'ils rejettent souvent car mystérieux, la nature, toutes choses qui les dépassent et peuvent ainsi les ressourcer.