LE MONDE | 16.06.2014 à 11h17 • Mis à jour le 16.06.2014 à 14h51 | Propos recueillis par Guillaume Perrier (Istanbul, correspondance)
Le gouverneur de la province de Ninive, réfugié à Erbil, au Kurdistan irakien, après la prise de Mossoul par l’Etat islamique en Irak et au Levant.
Athil Al-Nujaïfi est un gouverneur en exil. Le 10 juin, il a dû fuir précipitamment de son fief, Mossoul, deuxième ville d'Irak, devant l'avancée des djihadistes de l'Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL). Il a été contraint de changer trois fois de lieu pour échapper aux nouveaux maîtres de la ville. Réfugié à Erbil, dans la région autonome kurde, à une centaine de kilomètres à l'est, il nous reçoit dans sa suite, au vingtième étage d'un grand hôtel. Agé de 56 ans, cet homme d'affaires sunnite, dont le frère aîné, Oussama, préside le Parlement irakien, est issu d'une grande famille de Mossoul. Une baronnie installée depuis quatre siècles et possédant d'importants haras, dont le sort préoccupe particulièrement M. Nujaïfi.
Ce leader sunnite s'est rendu incontournable à Mossoul en défendant la réintégration dans le jeu politique de milliers d'anciens officiers baasistes mis au ban après la chute du régime. Grâce à une relation pragmatique avec l'administration américaine, il s'impose comme gouverneur de la province de Ninive en 2009. Il s'est opposé frontalement aux Kurdes de Massoud Barzani. Les peshmergas occupent une partie de la province. Ce qui ne l'empêche pas de se retrouver aujourd'hui allié avec eux.
Racontez-nous comment Mossoul est tombée…
Dès le 6 juin, nous avons commencé à entendre que l'EIIL se trouvait à l'ouest de Mossoul. Nous avons envoyé un message au commandement militaire de la province de Ninive. Ils ont répondu qu'ils se préparaient. Les djihadistes ont rapidement occupé trois quartiers de la ville. Les deux chefs de l'état-major de l'armée irakienne sont venus à Mossoul et m'ont assuré que la situation était sous contrôle. Mais j'ai vu que l'EIIL continuait d'avancer.
Irak: l'EIIL avance sur Bagdad, l'armée frappe à Mossoul
Les jihadistes de l'Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL), qui ont lancé depuis une offensive fulgurante dans le nord de l'Irak, ont appelé leurs partisans à avancer sur Badgad, selon le réseau américain de surveillance des sites islamistes SITE. L'armée en a frappés à Mossoul. Et les Kurdes ont pris le contrôle de la ville de Kirkouk. 01:07
Je suis retourné les voir le 10 juin au matin. Ils m'ont dit : « Tout est sous contrôle, dans une heure la ville sera reprise, nous avons un plan. » Une heure plus tard, ils s'enfuyaient en hélicoptère. C'était ça leur plan.
Qu'ont-ils laissé derrière eux ?
Ils ont tout laissé, des véhicules, des armes, 4 000 mitrailleuses lourdes. Ils ont surtout abandonné leur armée. Ils ont donné l'ordre de bloquer le pont sur le Tigre avec des blocs de béton. J'étais sur la rive ouest. J'ai juste eu le temps de passer de l'autre côté.
Vous n'avez donc pas été informé de leur départ ?
Il n'y a eu aucune coordination avec moi. Ni même avec Maliki. Tout le monde s'est évaporé, et, quand l'EIIL est entré, ils n'en croyaient pas leurs yeux. Il n'y avait aucune opposition. Ils n'avaient même pas assez d'hommes pour occuper toute la ville. Ils ont été aidés par d'autres groupes sunnites – anciens baasistes, naqshbandis –, mais les combattants étrangers ne sont pas restés à Mossoul, ils sont partis vers Tikrit.
Comment se sont comportés les djihadistes ?
Ils ont commencé par piller les banques. Je crois qu'ils ont emporté environ 425 millions de dollars. Avec cela, ils peuvent enrôler des combattants, ce qu'ils font déjà. Les premiers jours, ils ont nettoyé les rues, distribué beaucoup d'argent et de l'essence gratuite. Mais, après trois ou quatre jours, les problèmes ont commencé. L'essence manque, et l'approvisionnement en produits alimentaires est aléatoire. Ils ont également annoncé la mise en place de la charia et l'interdiction des groupes armés.
Quelle est votre stratégie pour reprendre Mossoul ?
Nous allons établir nos propres forces de sécurité sunnites. Pour le moment, nous commençons à rassembler tous les policiers qui ont pu s'échapper. Ils se trouvent principalement dans la région kurde. Nous avons fait passer des annonces sur les chaînes de télévision. Nous n'avons pas besoin de beaucoup d'hommes, peut-être 5 000. Notre retour est une question de semaines.
Pouvez-vous négocier avec les insurgés ?
Nous tentons de passer un accord avec certains groupes sunnites à l'intérieur de la ville. Mais la question qu'ils se posent, c'est ce qui va se passer après : Maliki va-t-il nous mettre en prison ? Il faut que nous travaillions sur une solution politique. Le conseil de la province a l'autorité légale pour le faire. Avant, l'armée ne l'aurait jamais accepté. Mais, maintenant, il n'y a plus d'armée et plus personne ne veut qu'elle revienne.
La solution pour sauver l'Irak est-elle confédérale ?
Il est trop tôt pour le dire. Mais nous parlons surtout de partition de l'Irak. Chez les chiites, on trouve difficilement quelqu'un à qui faire confiance. Sûrement pas Maliki, en tout cas. Maintenant, les déclarations de l'ayatollah Sistani font planer le risque d'une guerre civile. Mais, si un tel scénario se confirmait, tous les sunnites deviendraient pro-EIIL. Le problème concerne aussi mon frère Oussama. Nous sommes tous les deux pris pour cible par Maliki.
Pourquoi vous êtes-vous réfugié à Erbil et pas à Bagdad ?
Je ne serais pas en sécurité à Bagdad. Qui peut l'être ? Ici, je n'ai pas de problème, j'ai de bonnes relations avec les autorités kurdes. Elles auront sans doute plus de pouvoir dans le « nouvel Irak ». Mais s'il y a une guerre civile, nous serons obligés de quitter le pays.
Les peshmergas kurdes peuvent-ils intervenir à Mossoul ?
Nous ne voulons aucune armée étrangère à Mossoul. Si les Kurdes voulaient régler la question de cette manière, ils devraient affronter à leur tour des problèmes, et l'EIIL reviendrait. Et alors les sunnites modérés ne pourront rien faire. Il faut faire attention de ne pas répéter les mêmes erreurs que les chiites.
Etes-vous en relation avec Nouri Al-Maliki ?
Avec son bureau politique, oui. Ils m'ont chargé de demander aux Kurdes d'envoyer des peshmergas. Mais le gouvernement d'Erbil a répondu que Maliki n'avait qu'à les appeler lui-même. Il ne l'a pas fait. Les Kurdes ne veulent pas être en première ligne.
Que s'est-il passé au consulat de Turquie et avez-vous des nouvelles des otages ?
J'ai appelé le consul turc dimanche 8 juin, l'attaque avait déjà commencé. Il m'a dit qu'il se trouvait au consulat dans un endroit sûr. Il ne pensait pas que les chefs de l'armée pouvaient partir comme ça. Je lui ai fait remarquer qu'il s'agissait d'un moment critique et qu'il fallait se préparer à toutes les éventualités. Il m'a dit : « Je vais faire un rapport. » Maintenant, je crois qu'il est bien traité. Mais les Turcs doivent faire quelque chose pour le faire sortir.
Connaissez-vous le nouveau gouverneur nommé par l'EIIL ?
C'est lui qui vient de m'appeler ! Il m'a dit : « Mais je ne suis pas gouverneur et je ne suis même pas de Mossoul, je n'ai rien à voir avec cela. » C'est quelqu'un de respecté, qui a ses entrées chez les ex-baasistes et qui a l'appui de l'EIIL.