LE MONDE | 09.06.2014 à 10h29 • Mis à jour le 09.06.2014 à 11h13 | Par Service France
L'ampleur du déclassement des jeunes suscite un débat parmi les chercheurs.
La France maltraite-t-elle ses nouvelles générations ? Fait-elle, plus que d'autres pays occidentaux, le sacrifice de sa jeunesse ? C'est la thèse de Louis Chauvel, sociologue à l'université du Luxembourg. En 2010, il sortait, sur le même thème, Le Destin des générations (PUF). Dans une tribune publiée dans Le Monde du 10 juin, il avance de nouveaux chiffres qui montrent la spécificité française de cet écart de niveau de vie entre générations.
En étudiant 17 pays occidentaux, le chercheur a noté que, si les jeunes nés autour de 1975 « avaient eu la chance de suivre la tendance de croissance exceptionnelle des niveaux de vie dont ont bénéficié les cohortes nées entre 1929 et 1950 », leur niveau de vie serait 30 % plus élevé qu'il n'est. Ce résultat, qui quantifie le fossé entre générations, explique M. Chauvel, place la France nettement en tête des pays étudiés, six points devant l'Espagne. « Depuis 1984 en France, par rapport à celui des sexagénaires, le niveau de vie relatif des trentenaires a perdu 17 % », complète-t-il.
Dans les pays anglo-saxons et nordiques, à l'inverse, chaque génération a bénéficié par rapport à la précédente d'un même rythme de progression de son niveau de vie. « De haut en bas de la pyramide des âges, un espace béant s'est formé. Chaque nouvelle génération se retrouve devant une situation encore plus dégradée. »
« MALTRAITANCE » DES NOUVELLES GÉNÉRATIONS
Les nouveaux entrants sur le marché du travail, pourtant plus diplômés que leurs parents, sont moins bien rémunérés. « Un nombre croissant de diplômés se partagent un nombre stagnant de positions sociales confortables, dont le niveau de rétribution nette décline », poursuit M. Chauvel, qui évoque un « déclassement systémique » de la jeunesse.
Les générations malchanceuses qui tentent d'entrer sur le marché du travail en temps de crise, subissant chômage, précarité et faibles rémunérations, traînent ensuite éternellement cette malchance avec « bas salaires à vie, retraites plombées au-delà ». C'est « l'effet cicatrice ». Les pays nordiques et anglo-saxons semblent se montrer plus capables de rattraper les démarrages chaotiques. Conclusion de M. Chauvel : « Aucun pays n'est allé aussi loin que le nôtre dans cette maltraitance des nouvelles générations. »
Lire l'enquête : Frustrée, la jeunesse française rêve d’en découdre
http://splashurl.com/klrl5os
COMPENSÉ PAR LES SOLIDARITÉS FAMILIALES
Ce tableau particulièrement sombre ne fait pas l'unanimité. « Caricatural », selon Henri Sterdyniak, directeur du département d'économie de la mondialisation à l'OFCE, qui souligne, entre autres, l'absence de prise en compte des transferts financiers au sein des familles. « Les solidarités privées sont extrêmement fortes, acquiesce Guillaume Allègre, lui aussi économiste à l'OFCE. Les parents aident à payer le loyer, font des donations pour transmettre le logement… Evidemment, les familles aisées peuvent aider davantage. Quand on prend en compte ces transferts privés, les inégalités sont plus intragénérationnelles qu'intergénérationnelles. »
Pour Hippolyte d'Albis, professeur à l'université Paris-I et à l'Ecole d'économie de Paris, M. Chauvel a « plaqué le modèle de la lutte des classes sur la question de l'âge ». Or « certains signes ne vont pas dans ce sens, comme les solidarités intergénérationnelles, la mobilisation des jeunes contre la réforme des retraites. Il n'y a pas de conflits entre les âges », dit-il.
L'enquête « Génération quoi ? » (France Télévisions), à laquelle 210 000 jeunes de 18-34 ans ont répondu en 2013 l'a attesté : l'harmonie règne dans la plupart des familles, même si, pour un jeune sur deux, les générations précédentes sont responsables de leurs difficultés.
Lire la synthèse : Génération quoi : un questionnaire "vivant" sur la Toile
http://splashurl.com/metnqn9
DES CONCLUSIONS « TRÈS EXCESSIVES »
Les conclusions de Louis Chauvel sont « très excessives », réagit également Olivier Galland, sociologue de la jeunesse et directeur de recherche au CNRS. « Une étude de l'Insee sur le niveau de vie par âge montre que, de la fin des années 1980 aux années 2000, la croissance a permis à chaque génération de disposer d'un niveau de vie supérieur à la précédente. »
Sur le moyen terme, à l'en croire, au niveau bac + 5, « on ne décèle pas de déclassement des diplômés, même s'il y a de grands écarts en fonction des filières ». L'« effet cicatrice » ne serait pas non plus prouvé : en 2013, trois économistes de l'Insee ont montré que les jeunes qui tentent de rentrer sur le marché du travail dans une conjoncture dégradée, et en sont affectés en termes de chômage et de salaires, ont comblé au bout de quatre ans ce handicap de départ.
Faut-il voir dans ce travail, comme M. Allègre, « un discours décliniste qui revient régulièrement en période de crise » ? « En 1993, rappelle-t-il, l'économiste Christian Saint-Etienne parlait déjà de “génération sacrifiée” à propos des 20-45 ans. Ce sont ceux-là mêmes, aujourd'hui, que l'on traite de privilégiés ! Ce qui est sûr, c'est que la société vieillit, que l'on accède plus tardivement au pic salarial : à 55 ans et plus à 40 ans, comme dans les années 1980. » Pas question pour autant de parler de sacrifice générationnel. « Les jeunes de 15-35 ans ont un niveau de vie supérieur à celui de leurs parents au même âge. »
Service France