Joseph Stiglitz : « Toute la richesse depuis vingt ans a été captée par le sommet »
LE MONDE ECONOMIE | 17.09.2012 à 11h50 • Mis à jour le 20.01.2014 à 12h13 | Par Philippe Escande, Antoine Reverchon et Adrien de Tricornot
Pour le Prix Nobel d'économie, le président démocrate n'a pas pris la mesure de la captation des revenus par les plus riches, devenue un facteur d'inefficacité économique.
Joseph Stiglitz publie en France Le Prix de l'inégalité (Les Liens qui libèrent), trois mois après l'édition américaine, qui figure parmi les meilleures ventes outre-Atlantique.
Joseph Stiglitz, quel jugement portez-vous sur le bilan économique du président Barack Obama ?
En 2008, nous étions en chute libre. Avec la politique d'Obama, la Grande Dépression a été arrêtée et le système bancaire n'a pas explosé. Donc, nous sommes dans une situation meilleure qu'il y a quatre ans... et que si le président George W. Bush avait été réélu. Le plan de relance de Barack Obama a été beaucoup plus fort que celui de M. Bush. Néanmoins, ce plan a été d'une taille et d'une durée insuffisante, et pas totalement bien ciblé.
Les responsables économiques qui entourent le président, comme Tim Geithner [secrétaire d'Etat au Trésor] ou Larry Summers [alors chef des conseillers économiques de la Maison Blanche], ont sous-estimé l'ampleur du retournement économique. Leur hypothèse était que le taux de chômage atteindrait 10 % sans relance, et que celle-ci le réduirait à 7,5 %.
Or le taux de chômage officiel a culminé à 10 %. Les critiques en ont déduit que le stimulus ne marchait pas. En réalité, sans la relance Obama, nous aurions eu jusqu'à 12,5 % ou 13 %.
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De plus, les statistiques officielles ne tiennent pas compte du temps partiel subi, ou de l'inscription d'une part croissante de sans-emploi dans des régimes d'invalidité. Le vrai taux de chômage a probablement culminé à 18 % et se situe sans doute autour de 15 % à 16 % aujourd'hui. La participation au marché du travail est au plus bas depuis trente ans.
Le président américain s'est-il suffisamment attaqué au problème du logement, source de la crise ?
Très peu de mesures ont été prises en faveur des propriétaires : 20 % à 25 % d'entre eux sont toujours "sous l'eau", c'est-à-dire que la valeur de leur logement est inférieure à celle de leur crédit hypothécaire. Les prix ont baissé de 30 %. Quelque 7 millions de personnes ont déjà perdu leur maison, et 3 à 4 millions d'autres vont encore la perdre.
Face à ce désastre économique et social, les programmes d'aide commencent seulement à être efficaces. Il aurait fallu très rapidement présenter un programme de restructuration des dettes et changer la loi sur les faillites personnelles. Cela a été une erreur majeure.
On lui reproche aussi de ne pas avoir restructuré le secteur financier...
Le contribuable a sauvé les banques. En échange, on aurait dû demander à celles-ci d'être responsables économiquement et socialement : de prêter aux petites entreprises, d'arrêter la spéculation, les pratiques de crédit prédatrices, les poursuites contre les propriétaires immobiliers, les abus sur les commissions de cartes de crédit... Cela n'a pas été fait. Enfin, il aurait fallu re-réguler les banques.
Le lobbying des banques a été efficace...
Oui, mais pas seulement. Obama n'a pas été assez offensif, car il voulait avant tout stabiliser le système. Il est, de plus, d'un tempérament fondamentalement conservateur. Ses conseillers ne l'ont pas poussé non plus, car eux-mêmes sont issus de cette communauté bancaire et en partagent l'idéologie.
Par exemple, le comité du Sénat, qui supervise les produits dérivés, souhaitait que les banques garanties par l'Etat fédéral ne puissent pas s'engager dans des opérations de dérivés, ce qui mettrait l'argent des contribuables en jeu. Deux gouverneurs régionaux de la Fed ont approuvé cette proposition, mais le président de la Fed, Ben Bernanke, et M. Geithner ont passé outre. Les banques de New York gagnent beaucoup d'argent avec les produits dérivés...
De même, M. Geithner a écrit une lettre à la Banque d'Angleterre en 2008 pour faire part de ses doutes sur le calcul du Libor. Mais rien ne s'est passé. Un marché de 35 000 milliards de dollars (26 720 milliards d'euros) de produits dérivés, basé sur cet indice, a été manipulé et il n'a rien fait, et continue à ne rien faire !...
Le président Obama s'est-il trop concentré sur la réforme de la santé ?
La réforme de la santé est depuis longtemps l'ambition d'un gouvernement démocrate : depuis Johnson ! Les Américains commencent seulement à réaliser combien cet enjeu est important. D'ailleurs, Mitt Romney, qui l'avait rejetée, commence à changer d'avis : il a dit qu'il en conserverait certains aspects s'il était élu. Obama aurait pu mieux expliquer aux Américains les bénéfices de cette réforme. C'est ce qui a commencé à être fait lors de la convention démocrate.
Vous semblez, au final, déçu par le mandat Obama...
Obama va dans la bonne direction, mais pas assez vite. Dans les deux premières années, il aurait pu faire davantage, avec une majorité au Congrès. Et même après, il aurait pu peser en s'appuyant sur l'affirmation de ses valeurs. Mais il faut regarder l'alternative... ! (rire).
Mon espoir et mon but sont qu'Obama adopte les idées de mon livre... et il en a déjà adopté certaines. La convention démocrate a, par exemple, débattu du système des prêts étudiants. Il faut savoir à quel point il est mauvais : des taux d'intérêt élevés, l'impossibilité d'en être déchargé, même en cas de faillite personnelle. Cette disposition a été adoptée par les républicains. Il faut changer la législation pour que les banques arrêtent d'exploiter les étudiants, d'autant qu'étudier coûte de plus en plus cher.
Une autre idée a été reprise : taxer les gains sur le capital autant que sur le travail. Aujourd'hui, c'est moitié moins. Cela encourage la spéculation. On peut prendre des mesures spécifiques pour les gens qui créent leur entreprise, mais il ne faut plus encourager ceux qui spéculent sur l'immobilier ou les emprunts grecs...
Votre livre explique comment la richesse "ruisselle" des pauvres et de la classe moyenne vers les 1 % les plus riches. Comment accueillez-vous sa reprise dans l'opinion américaine sous la forme du slogan "Nous sommes les 99 %" ?
Je suis fier de cristalliser la discussion car certaines parties de notre système ne marchent pas. Tout le monde ne l'a pas encore réalisé : notre pays a glissé au dernier rang des pays développés lorsqu'on regarde l'étendue des inégalités, et la mobilité sociale est faible comparativement à beaucoup de pays européens.
Or, cela est totalement le contraire de l'image que nous avons de nous-mêmes et de ce que les gens pensent de nous ! Toute la richesse depuis vingt ans a été captée par le sommet. Et depuis que la crise a éclaté, ce sont les Américains moyens et pauvres qui en souffrent, pas le sommet.
Jusqu'au mouvement Occupy Wall Street, ce phénomène n'a pas été dénoncé, alors que des débats sur le nouveau visage du capitalisme ont lieu, surtout en Europe. Les choses commencent à changer, mais la façon dont notre société s'est divisée est un danger pour l'avenir. Avec autant d'inégalités, il devient très difficile d'obtenir un consensus sur la politique à mener.
Parcours
2012 Joseph Stiglitz, professeur d'économie à l'université Columbia, publie Le Prix de l'inégalité (Les Liens qui libèrent). 2001 Prix Nobel d'économie.
1997-2000 Chef économiste de la Banque mondiale.
1995-1997 Chef
des conseillers économiques
du président Bill Clinton.