Le Monde.fr | 31.05.2014 à 07h46 • Mis à jour le 31.05.2014 à 11h29
Matteo Renzi au Palais Chigi, le siège de la présidence du conseil, à Rome, le 30 mai.
Propos recueillis par Philippe Ridet (Le Monde), Andrea Bachstein (Süddeutsche Zeitung), Lizzi Davis (The Guardian), Fabio Martini (La Stampa) et Paolo Ordaz (El Pais), journalistes du réseau Europa (qui comprend ces cinq titres ainsi que Gazeta Wyborcza).
C’est la troisième fois en trois ans que notre groupe de journalistes s’entretient avec un premier ministre italien. Nous avons rencontré Mario Monti et Enrico Letta. Qu’est-ce qui nous garantit que vous ne serez pas vous aussi un météore ?
Je ne sais pas si c’est un bien ou un mal. Mais je crois que vous ne verrez pas d’autre président du conseil pendant quelque temps. L’Italie a choisi la stabilité. C’est elle qui nous donne la force de changer les choses ici et en Europe. La réforme du mode de scrutin a été déjà approuvée à la Chambre. Celle de la Constitution est en route au Sénat. Celle du Code du travail a commencé avec un premier décret-loi opérationnel. La réforme de l’administration sera effective en juin et celle de la justice sera présentée à l’été. L’Italie change profondément. Paradoxalement, la stabilité autorise le changement, et le changement a besoin de stabilité. Je suis désolé pour vous mais vous n’avez pas fini de me voir.
Donc il faut vous croire ?
On fait les réformes. La seule façon d’être crédible en Europe n’est pas liée au 40,8 % du Parti démocrate (PD, centre gauche), mais au fait de pouvoir se présenter avec un paquet de mesures qui permettent aux autres de croire que cette fois l’Italie fait les choses très sérieusement. L’Italie est un pays extraordinaire. Elle a tous les atouts, mais souvent elle se noie dans un verre d’eau. En remettant les choses en place, nous ne changerons pas seulement les règles du jeu au niveau national, nous redonnerons aussi des perspectives à l’Europe. Le simple fait que je sois devant vous et que j’aie moins de 40 ans veut dire que les Italiens sont capables de tout. Du meilleur comme du pire. Nous ne serions pas ce que nous sommes si nous n’avions pas cette fantaisie.
Le score de votre parti est un acte de foi ou la conséquence d’un raisonnement politique ?
Il est déjà difficile d’interpréter les flux électoraux, à plus forte raison les émotions. Disons que c’est un acte de foi basé sur une réflexion politique. Aucun parti n’avait reçu autant de suffrage en pourcentage depuis la Démocratie chrétienne en 1957. Les hommes politiques ont toujours expliqué leurs défaites on disant que « les électeurs n’avaient pas compris leur message, c’est la faute des Italiens ». Pour la première fois, le peuple a mieux compris l’enjeu de ce scrutin que les politiques et les sondeurs. Le 25 mai a été l’occasion d’un choix clair : ou bien le courage et l’avenir, ou bien les insultes et le passé.
Avec quel chef d’Etat ou de gouvernement européens vous sentez-vous le plus en harmonie ?
Je ne saurai évaluer les positions des uns et des autres. Je connais en revanche ma position et celle de l’Italie. Si nous voulons sauver l’Europe, nous devons la changer. Même si le PD a été de tous les partis européens celui qui a reçu le plus de suffrages, même si l’abstention a été faible, cela ne veut pas dire que les électeurs sont en faveur du statut quo. Cette mobilisation n’est pas une aspiration à l’immobilisme. Une nouvelle saison s’ouvre en Europe avec l’agenda 2014-2020, le renouvellement des institutions et de leurs responsables, le début du semestre italien le premier méditerranéen. L’Italie va y participer, convaincue et déterminée.
Soutiendrez-vous Jean-Claude Junker à la présidence de la Commission ?
Herman Van Rompuy a reçu mandat pour trouver une solution avec un accord global des parties concernées. La position du gouvernement italien est simple : avant de se mettre d’accord sur un nom, mettons-nous d’accord sur un programme et un agenda. Aucun des candidats à la présidence n’a obtenu la majorité absolue, il est donc difficile de trouver une solution sans un accord global. Des candidats se sont déclarés, mais le Conseil a aussi des prérogatives. Il serait judicieux d’éviter que s’ouvre un conflit entre le Parlement et le Conseil. Personnellement, je ne m’intéresse pas à la distribution des postes mais à la stratégie de l’UE pour les prochaines années. Tant que l’Europe ne se dote pas d’une méthode pour combattre le chômage, toute discussion sur les postes sera inutile et inefficace.
Vous avez peut-être un profil ?
Le prochain président de la Commission devra aimer l’Europe. Mais aujourd’hui, les vrais amoureux de l’Europe savent qu’elle ne fonctionne plus telle qu’elle est. Il devra aimer l’Europe avec le regard d’un innovateur.
Quelle va être votre relation avec Angela Merkel dans cette perspective ?
J’ai déjà une excellente relation avec Angela Merkel. Nous nous sommes échangés nos compliments respectifs dès dimanche soir. Si l’Italie et d’autres pays ont des problèmes, ce n’est pas la faute de l’Europe. J’ai trouvé vulgaire et inélégant la façon dont certains partis ont cru prendre des voix en insultant l’Allemagne. Nous, nous avons pris des voix en disant du bien de l’Italie, même si elle doit être réformée. De ce point de vue, l’Allemagne n’est pas un ennemi, c’est un modèle pour ce qui concerne le marché du travail, l’administration. Cela ne veut pas dire que je n’ai pas des idées différentes de la chancelière allemande. Aujourd’hui, il est évident que l’Allemagne a tout intérêt à ce que l’Italie change de vitesse et retrouve de la croissance à condition que l’Europe ne doit pas seulement fondée sur l’austérité. Sans un grand investissement sur le travail et la croissance toutes les mesures liées à l’austérité sont destinées à échouer.
Avez-vous une recette pour combattre l’euroscepticisme ?
Je n’ai pas de recettes pour les autres. J’espère que les miennes fonctionneront en Italie. Je peux simplement dire qu’il faut montrer les aspects les plus séduisants de l’Europe le service civil, Erasmus et les Etats-Unis d’Europe qui restent mon horizon. Mais ce pari suppose que les gens s’intéressent de nouveau à la chose publique et que nous réussissions à nous donner des objectifs communs. Le 2 juillet devant le Parlement européen, je m’exprimerai sur ces objectifs : l’énergie, la mise en commun des infrastructures et l’immigration.
A propos d’immigration que demande l’Italie ?
L’Italie ne demande rien. Elle fait son travail qui est de sauver les migrants, grâce à l’opération Mare Nostrum. Laisser mourir des enfants dans la Méditerranée est un affront à la morale comme aux règles maritimes. Mais l’Europe devrait demander aussi aux Nations unies d’intervenir en Libye et, d’une façon générale, chercher à avoir une capacité plus grande dans la gestion des flux migratoires. Frontex [l'agence de surveillance des frontières européennes] pourrait être mieux et davantage utilisé, en s’occupant plus des frontières de la Méditerranée : en Espagne, en France, en Grèce, en Slovénie et en Croatie.
Nicolas Sarkozy propose de réformer les accords de Schengen. Etes-vous d’accord ?
Non. La question de l’immigration s’affronte avec des règles claires, pas en retournant en arrière. Je ne dis rien de plus, je ne veux pas paraître agressif…
Vous voyez-vous comme un nouveau leader pour la gauche européenne ?
Je ne me prends pas pour un leader. Je suis intéressé. Je me sens comme un citoyen européen qui veut voir une Europe avec une âme, pas seulement avec des règles. Si l’Europe m’explique dans le détail comment on doit pêcher l’espadon mais qu’elle ne me dit rien sur la manière de sauver un immigrant qui se noie, cela veut dire que quelque chose ne va pas. Je travaille pour donner une âme à l’Europe et j’espère que le PSE est conscient de ce problème. La question n’est pas d’être ou de ne pas être un leader mais de redonner de l’espoir. Ce n’est pas simple, surtout dans une Europe qui, ces dernière années, a perdu le sens de l’aventure, des défis et des rêves. Et sur cette question le rôle des partis est fondamental.
Mais vous êtes vu comme un leader que vous le vouliez ou pas…
Ce qui me plaît, c’est que l’Italie soit devant. Le sens de l’élection n’est pas lié à la naissance d’un nouveau chef appelé Matteo Renzi. Mais plutôt que l’Italie n’est plus la dernière roue du carrosse. L’Italie est un pays qui, s’il réussit à se réformer, peut être à l’avant-garde de l’UE. C’est pour cela que je ne veux pas rechercher des axes ou des accords avec quelques pays, mais tenter de mettre l’Europe à l’abri de la crise qu’elle connait. Parce que si nous ne nous y mettons pas tous ensemble, dans vingt ans, aucun pays européen ne figurera parmi les grandes puissances. Sauf l’Allemagne, peut-être… Voilà pourquoi il faut convaincre que l’Europe convient à tout le monde.
Votre nomination à la présidence du conseil reste entachée d’une manœuvre un peu machiavélique pour évincer Enrico Letta…
Je précise que j’ai une grande admiration pour le florentin Machiavel... Il n’est pas aussi négatif que ce que l’on en dit. C’est autre chose que la politique avec un petit « p ». J’étais convaincu que Letta ne risquait rien. Mais, très vite, le gouvernement est apparu comme une voiture qui n’avait plus de batterie. J’ai cherché à donner ma contribution au gouvernement Letta pour que la voiture reparte. Elle n’est pas repartie, à cause de la responsabilité de la classe dirigeante qui ne le voulait pas. Il n’y pas eu de complot.. J’ai souffert de cette interprétation. Le récit qui en a été fait m’a blessé. Cet épisode a été un acte de générosité de ma part. Si j’avais dû mettre mon intérêt personnel en avant j’aurais eu tout intérêt à ce que les choses aillent de mal en pis. Mais j’ai choisi de prendre des risques. C’est facile de le dire aujourd’hui après le résultat du 25 mai, ça l’était beaucoup moins à ce moment-là. Je sais comment les choses se sont déroulées et Enrico Letta aussi.
Il en est convaincu ?
Posez-lui la question. Il ne m’a pas demandé d’être son porte-parole.
Qu’est-ce qui a changé depuis que vous êtes président du conseil ?
D’abord ma vie personnelle. Je dois passer du premier étage où nous sommes au 3e du palais Chigi où se trouvent mes appartements accompagné d’une escorte alors que je n’en ai jamais eue auparavant. A Florence, je roulais à vélo, je parlais avec les commerçants, aux vieux, aux mères de famille à la sortie de l’école. A Rome, je ne peux même pas acheter un livre dans une librairie. Mon expérience de la politique a été avant tout administrative. Je suis très heureux quand j’ai la possibilité d’étudier des dossiers de connaître des gens. J’ai la réputation d’être un communiquant qui lance des slogans, mais j’apprécie beaucoup plus ce qui s’élabore dans le silence.
Où vous voyez-vous dans dix ans ?
J’aime l’idée qu’on fasse de la politique en CDD. Pendant des années, tu te consacres corps et âme à ça et après tu lâches. Le fait d’avoir un des gouvernements les plus jeunes de l’histoire d’Italie a un avantage. Dans dix ans, nous aurons passé la main. Je considère chaque jour comme une urgence. Chaque jour est bon pour commencer à changer l’Italie.
La parenthèse Grillo est-elle refermée ?
Son résultat du 25 mai est inférieur à ses attentes. Il a caché à ses électeurs qu’il avait déjà lié des accords, il a caché ses candidats. Mais la parenthèse Grillo ne se refermera que si nous sommes crédibles et que nous menons à bien les réformes. Il pourra continuer à être un mouvement de protestation, faire élire quelques bon dirigeants. Dans ce parti, on trouve de tout, y compris un parlementaire qui croit à l’existence des sirènes ! Mais si la classe politique se convainc que le danger est passé et se claquemure dans les palais alors le Mouvement 5 étoiles ressurgira.
Lire aussi : Le rapprochement de Beppe Grillo avec Nigel Farage passe mal au M5S
http://splashurl.com/lldc5se
Et Silvio Berlusconi ?
Berlusconi est Berlusconi. Il a recueilli un peu plus de 16 % des voix. Ce cela paraît encore trop pour un homme qui, en une année, a dû faire face à une condamnation définitive (pour fraude fiscale), à une éviction du Parlement et à la scission de son parti. Et pourtant des millions d’Italiens continuent de croire en lui. Je pars du principe qu’il ne faut ignorer personne en politique. L’attitude de supériorité morale et intellectuelle de la gauche, typique des salons radicaux chics, ne tient pas compte de la situation du pays. Grillo et Berlusconi ont subi un coup d’arrêt mais je ne les considère pas comme finis.
Et j’ajoute même que le processus de réécriture des règles du jeu et des réformes institutionnelles aurait plus de poids si toutes les formations politiques y participaient. Après, on s’expliquera sur le terrain des élections.