LE MONDE | 27.03.2014 à 15h25 • Mis à jour le 30.03.2014 à 07h45 | Par Guillaume Perrier (Istanbul, correspondance)
Portraits de l’imam Fethullah Gülen et du premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, en janvier, à Gaziantep (sud du pays).
Sur le grand écran lumineux du « centre de crise », des points verts, bleus et rouges clignotent sur le planisphère. Ce sont les situations de catastrophes naturelles et les missions déployées par l’ONG turque Kimse Yok mu ? (« N’y a-t-il personne ? ») à travers le monde. Ses volontaires, montre la jeune femme voilée qui supervise cette cellule d’urgence, sont sur tous les terrains, souvent en avance. « Au Japon, nous étions dans la région de Fukushima dès le lendemain de la catastrophe, à tel point que les autorités étaient surprises de nous voir. Aux Philippines, nous étions les tout premiers dans la région touchée par le typhon », souligne-t-elle.
« C’est dans les crises que l’on compte ses amis », ironise Ismail Cingöz, le président de cette organisation turque, l’œil pétillant derrière de fines lunettes. La crise qu’il évoque à demi-mots ne figure pas sur sa mappemonde et n’a rien d’humanitaire. Elle oppose depuis trois mois le premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, mis en cause dans un vaste scandale de corruption et de malversations, à la confrérie religieuse de l’imam Fethullah Gülen, son ancien allié qu’il accuse de « trahison » et qu’il soupçonne d’avoir orchestré « un complot judiciaire ».
L’ONG humanitaire, dont le siège est installé à la périphérie d’Istanbul, est l’une des vitrines de la confrérie Gülen. « M. Erdogan cherche à produire un faux ennemi pour détourner l’attention. Jusqu’à aujourd’hui, il applaudissait notre travail en disant que les classes moyennes anatoliennes prenaient leur place dans l’Etat. Aujourd’hui, il nous accuse de l’avoir infiltré », fait remarquer Ismail Cingöz. « Les graines que nous avons semées ont commencé à produire des fruits. »
Offensive contre “l’Etat parallèle” de Fethullah Gülen en Turquie
En Turquie, Recep Tayyip Erdogan lance l’offensive contre le mouvement Hizmet, une confrérie qui aurait, selon lui, orchestré la révélation du scandale de corruption qui a ébranlé son gouvernement pour tenter de le mener à la chute. Pour le Premier ministre turc, juges et policiers seraient donc à la solde de cette confrérie qui constituerait un “Etat parallèle”. Une enquête pénale a été ouverte pour déterminer l‘étendue de son influence. “Nous ne pouvons accepter une organisation de ce type au coeur de l’Etat et nous ferons tout ce qui est nécessaire. Pour nous, c’est une question de survie”, a déclaré Recep Tayyip Erdogan. Les alliés d’hier sont devenus les ennemis d’aujourd’hui La crise politique tourne au face à face entre le Premier ministre et Fethullah Gülen, un prédicateur musulman exilé aux Etats-Unis, qui dirige la confrérie. Ce dernier dénonce une chasse aux sorcières à l’encontre de son mouvement – qui gère un vaste réseau d‘écoles à travers le monde – et ce, dans le but de détourner l’attention de l’enquête pour corruption qui vise des proches du gouvernement et des membres du parti au pouvoir, l’AKP. Le 17 décembre dernier, des dizaines d’hommes d’affaires et trois fils de ministres étaient arrêtés pour corruption. Depuis le gouvernement turc a limogé 5000 policiers et 200 procureurs.
PRÉSENT DANS 160 PAYS
La confrérie Gülen, inspirée par le soufisme anatolien et qui revendique plusieurs millions de fidèles à travers le monde, n’autorise que quelques cadres importants à s’exprimer au nom du mouvement. Ismail Cingöz en fait partie. « Cela fait trente ans que je suis dedans, depuis mes années d’étudiant », explique-t-il. Sa carrière s’est faite au sein de la galaxie güleniste, le Hizmet (service), pour ses sympathisants : d’abord dans les affaires, tourné vers l’international avec des séjours en Russie et en Autriche. Puis dans l’humanitaire. Sa femme enseigne depuis vingt ans dans les écoles privées qui forment le cœur du mouvement et incarnent sa présence « dans 160 pays ». Et chaque matin, le journal Zaman est sa première lecture. Dans ses colonnes, le quotidien dirigé par les proches de Fethullah Gülen ne mâche plus ses mots pour qualifier la dérive autoritaire et affairiste du premier ministre Erdogan.
Le ton est tout aussi défiant du côté de la Tuskon, la fédération patronale liée à la mouvance Gülen, qui regroupe 55 000 entrepreneurs turcs. Lors de son congrès annuel, samedi 1er mars, son président, Rizanur Meral, s’en est pris publiquement à Recep Tayyip Erdogan et au système de corruption qui, selon lui, l’entoure : « La politique est faite pour servir, pas pour s’enrichir. » Dans son bureau, décoré de bibelots rapportés de ses dizaines de voyages sur les cinq continents, ce petit homme sec est plus lapidaire encore. « Tout le monde savait que la corruption était répandue ces dernières années. Elle était pratiquée ouvertement dans les appels d’offres. » La Tuskon, elle, se veut la représentante d’un capitalisme vertueux, libéral et éthique. « Le profit n’est pas le but ultime, nous avons des responsabilités envers l’humanité. Et M. Gülen est notre source d’inspiration », précise Rizanur Meral.
Forte d’un réseau dynamique à l’exportation qui a dépêché 400 délégations de par le monde en 2012, la Tuskon a, pendant des années, été chargée d’organiser les visites à l’étranger du premier ministre comme du président, Abdullah Gül. Aujourd’hui, ses membres sont écartés des marchés publics ou pris pour cible par des contrôleurs fiscaux. « Il n’y a plus de retour possible », lâche leur patron.
Le divorce est prononcé entre l’AKP (Parti de la justice et du développement) et la confrérie qui le soutenait depuis sa fondation. Depuis 2010, la tension s’est accrue entre les deux parties, le mouvement Gülen, pro-occidental, s’opposant de plus en plus fermement à la radicalisation de M. Erdogan.
Aujourd’hui, les deux camps s’accusent mutuellement de tentative de putsch. « Nous l’avons soutenu jusqu’en 2011 parce que nous avions l’espoir d’une nouvelle Constitution, mais il n’a pas été capable de réformer l’Etat. Un parti qui a frustré et humilié les Turcs ne peut plus avoir le soutien du Hizmet », avertit Mustafa Yesil, président de la Fondation des journalistes et des écrivains (GYV), qui fait office de porte-parole du réseau en Turquie.
« L'ILLÉGAL DEVIENT LA LOI »
Cerné par les affaires, Recep Tayyip Erdogan a décrété une « guerre d’indépendance » contre « le gang », « l’Etat parallèle » qui conteste sa toute-puissance. « Celui que vous appelez “le hodja” [maître] et ceux que vous appelez “les grands frères” [les cadres de la confrérie] sont clairement en train de vous trahir et de trahir leur pays », a lancé le premier ministre, le 16 février. A l’approche des élections municipales du 30 mars, tous les coups sont permis : enquêtes judiciaires, redressements fiscaux, manipulations par médias interposés, écoutes, fuites et purges se succèdent à un rythme quotidien. Attaquée, la mouvance Gülen ne peut plus se cacher. Son influence politique, difficile à évaluer précisément, est aujourd’hui capable de faire vaciller le pouvoir.
Chose rare, l’imam Gülen, âgé de 72 ans, a multiplié les interventions médiatiques depuis sa résidence en Pennsylvanie où il vit en exil depuis 1999. Il a adressé fin décembre 2013 une lettre au président Gül, ce qui a provoqué la fureur de Recep Tayyip Erdogan. Dans un prêche reproduit sur l’un de ses nombreux sites Internet et suivi dans le monde entier par ses adeptes, il a promis « le feu de l’enfer » pour « la maison des corrupteurs ».
Huit députés ont démissionné de l’AKP, sans jamais évoquer leur proximité avec la confrérie. Muhammed Cetin a ainsi quitté le parti avec fracas, le 31 janvier, avant d’être traduit devant le conseil de discipline. Il avait évoqué les « boîtes à chaussures » remplies de billets, symbole du récent scandale de corruption. Mais cet élu représente avant tout la confrérie qu’il sert depuis trente ans, du Turkménistan, où il a dirigé une université, au Texas, où il était à la tête d’un institut de dialogue interreligieux. « Malheureusement, l’AKP est désormais sali. Il est devenu l’architecte d’un processus dans lequel les affaires de corruption sont étouffées, les voleurs sont protégés et l’illégal devient la loi », a-t-il déclaré en rendant sa carte, précisant que « d’autres amis députés » pourraient le suivre.
Depuis le début de la crise, ce sont plus de 6 000 officiers de police qui ont été limogés à travers tout le pays, ainsi que des centaines de magistrats. Tous soupçonnés par l’Etat d’être des fonctionnaires de « type F », fidèles à Fethullah Gülen. Officiellement, la « communauté » (Cemaat) nie toute stratégie d’entrisme au sein des institutions turques. Selon Mustafa Yesil, elle ne serait qu’un « mouvement civique, apolitique, global, fondé sur la foi et le sacrifice de soi ». Ses nombreux relais d’opinion dans la presse et dans les milieux universitaires se chargent de lisser une image parfois sulfureuse et insistent sur la dimension moderne et pro-occidentale du mouvement Gülen. Moins sur ses réflexes nationalistes et sécuritaires, notamment sur la question kurde – il est opposé à toute négociation avec le PKK.
UN ETAT DANS L'ETAT « INCONTRÔLABLE »
Pour le journaliste Rusen Cakir, spécialiste de l’islam politique, la confrérie s’apparenterait plutôt à une sorte d’« Opus Dei » turc. Elle est soupçonnée d’avoir noyauté la police et les cours spéciales de justice, chargées depuis 2007 de la tenue de grands procès politiques décriés, contre des centaines de militaires accusés de complot, contre des journalistes ou des militants de gauche, apparentés à des terroristes. Une stratégie confirmée par un membre de la Tuskon qui fait du commerce avec l’Afrique de l’Est. « Oui, M. Gülen nous a demandé d’infiltrer toute la bureaucratie. Et pas seulement la police ! » La grande inconnue concerne le poids de la confrérie au sein des forces armées.
Les journalistes d’investigation Nedim Sener et Ahmet Sik, qui ont passé plus d’une année en prison pour des liens supposés avec une obscure organisation terroriste, affirment eux aussi avoir fait l’expérience de la puissance et de l’intolérance de la confrérie Gülen. « Qui touche à la Cemaat s’y brûle », avait lancé Ahmet Sik, emmené menotté vers la prison. « Des policiers gülenistes sont venus m’arrêter pour me présenter à un procureur güleniste qui m’a ensuite déféré devant un juge güleniste. Et tout cela était couvert par des journaux et des télés gülenistes », explique-t-il aujourd’hui. Le livre qu’il préparait sur « l’armée de l’imam » au sein de la police a été saisi avant même sa publication.
Nedim Sener, qui écrit dans le quotidien Posta et dont le bureau est recouvert de documents sur la confrérie, estime que les membres du réseau Gülen ont « gagné un tel pouvoir qu’ils peuvent renverser un gouvernement. Tous ceux qui ont enquêté là-dessus ont été éliminés. Ils ne peuvent plus dire qu’ils sont juste une ONG ». Pour lui, l’alliance AKP-Gülen était avant tout motivée par la nécessité de repousser les assauts des militaires qui, jusqu’en 2007, projetaient d’intervenir par la force dans la vie politique. « Il fallait au gouvernement un partenaire puissant pour contrer les tentatives », souligne-t-il.
Aujourd’hui, cette menace est écartée mais la machine se retourne contre le premier ministre Erdogan. L’Etat dans l’Etat est devenu « incontrôlable », estime un politologue turc sous couvert d’anonymat. « C’est le monstre de Frankenstein. »