Le Monde.fr | 30.10.2013 à 18h15 • Mis à jour le 31.10.2013 à 12h50 | Par Mathilde Damgé
Une décision du tribunal de Genève oblige les banques à communiquer à leurs employés les données les concernant qu'elles ont transmises aux autorités américaines, alors que les craintes concernant des arrestations grandissent.
Victoire provisoire, mais victoire tout de même. Le tribunal de Genève a donné raison à trois ex-employés de HSBC et du Crédit suisse. Les banques vont devoir communiquer à leurs anciens collaborateurs le "dossier" les concernant qu'elles ont transmis aux Etats-Unis. Car dans leur lutte contre l'évasion fiscale, les Américains traquent désormais non seulement les banques et les gérants de fortune mais aussi leurs employés, individuellement, soupçonnés d'avoir aidé les ressortissants américains à frauder le fisc.
En vertu du cadre de "négociations" qui prévaut depuis 2012 entre la Suisse et les Etats-Unis, les banques dans la ligne de mire des Américains ont donc livré des listes de noms et de coordonnées de leurs employés suisses. Ces derniers n'avaient pas jusqu'ici un accès libre aux informations divulguées et risquaient d'être arrêtés s'ils quittaient le territoire helvète.
"Environ un millier de banquiers suisses qui ont travaillé directement avec des clients américains craignent de voyager aux Etats-Unis ou même de quitter la Suisse", a confié Martin Naville, le président de la Chambre de commerce Suisse-Etats-Unis au journal Le Matin dimanche. Les Etats-Unis n'ont pas rendu publique la liste des personnes poursuivies, mais vingt-quatre personnes seraient déjà inculpées et d'autres pourraient sans le savoir se retrouver sur les listes de recherche d'Interpol.
CHANTAGE AMÉRICAIN
"Depuis l'arrestation en juillet d'un gérant de fortune par des douanes françaises, il nous est chaudement recommandé de vendre notre domicile en France voisine et de revenir en Suisse. Pour ce faire, la banque est même prête à financer l'entièreté du prêt hypothécaire, à 0 % d'intérêts, pourvu que nous revenions sur le territoire helvétique", a même expliqué au journal le cadre d'une banque privée genevoise.
En réalité, les négociations entre la Suisse et les Etats-Unis ressemblent à du chantage : la banque livre les noms de ses employés pour que les poursuites engagées contre elle soient abandonnées, avec la bénédiction du gouvernement suisse. C'est en tout cas ce que dénonce aujourd'hui Me Douglas Hornung, avocat genevois qui a obtenu gain de cause, jeudi 24 octobre, pour ses trois clients. "Le gouvernement est sous l'emprise des grands groupes bancaires. La dernière fois que le gouvernement suisse a exposé ses propres citoyens à l'extérieur du pays pour des faits non répréhensibles chez nous, cela remonte à Vichy", déplore-t-il.
"Ces décisions de principe sont importantes car, pour les employés ou ex-employés des cinq grandes banques (Crédit suisse, HSBC, Julius Baer, Banque cantonale de Zurich et Banque cantonale de Bâle) qui ont déjà communiqué jusqu'au plus petit e-mail de leur secrétaire, chacun pourra demander une copie des données le concernant", explique Me Hornung.
"ON EST ENFERMÉ DANS SON PROPRE PAYS"
Une avancée qui leur permettra de se défendre, les craintes d'arrestation et d'extradition grandissant. Un cadre d'UBS, Raoul Weil, a ainsi été interpellé en Italie la semaine dernière, un mandat d'arrêt international ayant été lancé contre lui. La justice américaine l'accuse d'avoir, entre 2000 et 2007, aidé quelque 17 000 Américains fortunés à échapper aux impôts.
Si M. Weil faisait partie de l'équipe de direction, les cadres qui sont inquiétés "ne sont pas de gros fraudeurs mais de simples employés – souvent subalternes –, qui ne faisaient que le travail qu'on leur demandait de faire", rappelle Me Hornung. L'une des plaignantes raconte, sous couvert d'anonymat, son expérience d'assistante de gestion dans l'activité de banque privée entre 2006 et 2007 : "Aucun employé ne faisait quoi que ce soit sans l'accord de toute sa hiérarchie : c'est l'univers de la banque !"
L'ancienne cadre se dit "déçue" par son ancien employeur qui lui fait "payer l'addition" : "Moi, j'ai respecté le secret bancaire, je ne suis pas partie avec une liste de clients." Mais elle se sent surtout "trahie" par les autorités de son pays : "Ils [les Etats-Unis] ont demandé la table, on leur a donné les chaises avec !"
Si elle se félicite d'avoir quitté rapidement HSBC et d'avoir retrouvé du travail chez un gérant de fortune, elle explique que nombre de ses anciens collègues n'ont pas retrouvé de travail. "Comment voulez-vous vous déplacer pour rencontrer des clients, lorsqu'on est enfermé dans son propre pays ?" Pour sa part, elle ne peut plus travailler avec des clients américains et se prépare à évoluer dans un métier "qui change". "Aujourd'hui, il y a encore un secret bancaire, mais demain ?"
UN SECRET BANCAIRE À GÉOMÉTRIE VARIABLE
En France, trois employés d'UBS, dont un ancien directeur général d'UBS France, ont été mis en examen, soupçonnés d'avoir démarché des clients sur le territoire français, en violation de la législation. La banque elle-même est en examen depuis juin.
François Reyl, le fils du fondateur de la banque suisse Reyl & Cie, à qui l'ancien ministre du budget Jérôme Cahuzac avait confié la gestion de son compte caché, a été mis en examen pour "blanchiment de fraude fiscale", mardi 29 octobre. Les Suisses avaient déjà fait une exception au "secret bancaire" en communiquant les informations sur le compte de l'ancien ministre, fermé en 2009, aux autorités françaises.
Secret bancaire foulé aux pieds, secret des affaires également. Lors du procès, raconte Me Hornung, HSBC et Crédit suisse ont invoqué ce motif pour refuser la remise d'une copie des données aux employés. L'argument a été écarté par le tribunal, puisque les banques elles-mêmes ont décidé de le révéler à des tiers, en l'occurrence au ministère de la justice américain.
Contactée, Crédit suisse n'a pas souhaité commenter cette décision et HSBC a annoncé qu'elle ferait appel de la décision du tribunal de Genève. Son ancienne employée n'a toujours pas reçu son dossier personnel.