LE MONDE | 17.01.2014 à 11h40 • Mis à jour le 18.01.2014 à 12h38 | Cyril Bensimon
La voiture abandonnée d'un Tchadien quittant Bangui, le 16 janvier.
La moto s'arrête net. « Si les Français, vous ne voulez pas nous aider, Al-Qaida va le faire », lance l'adolescent avant de repartir. Tout autour de lui, la chaussée du quartier de Bégoua, à la sortie nord de Bangui, la capitale centrafricaine, est envahie de ballots où sont empaquetés les effets de centaines de personnes dans l'attente d'un départ vers le Tchad. La plupart des hommes de la communauté peule sont armés de machettes, d'arcs et de flèches.
La francophilie n'est pas ici le sentiment dominant. A la mosquée Nour El-Imam, les corps de trois hommes et deux femmes sont enroulés dans des nattes. « Ce sont les soldats français qui les ont tués. Ils étaient six, à pied. Ils ont jeté des grenades, tiré avec leurs fusils », raconte Fadil Mahamat. Un autre homme vient présenter comme preuve un chargeur de Famas, des douilles et une goupille de grenade.
Au lendemain de cet accrochage, deux blindés sont venus renforcer la barrière marquant la sortie nord de la ville. Alors que les habitants musulmans accompagnés d'un général de la Séléka – la coalition de mouvements rebelles qui a pris le pouvoir en mars 2013 – montrent les traces de sang à peine séché sur le sol poussiéreux, les impacts de balles sur un portail de tôle, une colonne d'une trentaine de militaires de l'opération « Sangaris » apparaît dans la ruelle. « Le Chinois, c'est lui qui a jeté la grenade et il y a aussi le noiraud qui était là. Ils ont tué les gens comme ça devant chez eux », accuse l'un des hommes présents. Entre les deux groupes, aucun mot n'est échangé, mais les regards sont ceux de gens qui se sont vus récemment. « Attention, ça peut tirer à tout moment », prévient un soldat français. Un officier confirme un échange de tirs mercredi 15 janvier en fin d'après-midi, pas les morts.
« HOLLANDE CRIMINEL »
A quelques mètres de là, Aristide et Bienvenu Aganze montrent leurs blessures. « Les Français étaient partis chercher des armes, mais, à partir de 19 heures, les musulmans sont venus nous attaquer. Ils ont pillé cinq maisons. Là, ils ont tué Herman, un jeune commerçant qu'ils avaient déjà menacé. Il y a eu d'autres morts », raconte une riveraine pressée de quitter les lieux.
Une autre partie de Bangui est en train de se vider, mais là peut-être définitivement. Au kilomètre 5, le grand quartier musulman et centre névralgique du commerce dans la capitale, bon nombre de maisons sont désertes. Il n'y a quasiment plus une femme, plus un enfant. Le rond-point où trône la statue du sous-lieutenant Koudoukou, un compagnon de la Libération, a été badigeonné d'inscriptions « Non à la France. Hollande criminel ».
Le discours de Moussa Hassaba Rassoul, un ex-officier de la Séléka qui se présente désormais comme un leader de la jeunesse musulmane, est calibré. « Il ne faut pas mélanger politique et religion. Nous ne sommes pas des islamistes. Ici, nous protégeons les chrétiens, nous restons pour défendre nos biens. Nous sommes prêts à faire la paix comme la guerre. » Puis vient la charge contre la France. « “Sangaris”, quand on se fait attaquer, ils disent tant pis, ils aident les anti- balaka [milices opposées aux Séléka] et les pillards. Samedi, ils sont allés fouiller la maison d'un de mes neveux. Les Français n'ont rien trouvé, après ils sont partis et les badauds l'ont tué. Le président Hollande amène le génocide en RCA. »
Personne autour de lui ne fait mention des actions de représailles ou des pillages que certains d'entre eux ont pu mener. Encore moins des armes disséminées dans le quartier. Quelques instants plus tard surgit un véhicule tout-terrain. « Vous, les intellectuels, parlez, mais qu'est-ce que vous faites pour nous défendre ? Nous, on est des fantassins », lance le conducteur, avant de redémarrer en trombe.
LE TCHAD ÉVACUE SES RESSORTISSANTS
Cette colère a ses raisons. Pour une large partie de la communauté musulmane centrafricaine, les dizaines de milliers de ressortissants tchadiens ou leurs descendants, l'intervention militaire française déclenchée début décembre 2013 est vécue comme une catastrophe. La Séléka était pour beaucoup d'entre eux une force protectrice. Le casernement partiel de ses combattants a ouvert la brèche à ceux qui n'attendaient que de se venger.
Le Tchad évacue ses ressortissants et tous ceux qui ont une ascendance tchadienne, ciblés comme les complices présumés de l'ex-rébellion. N'Djamena a envoyé des centaines de soldats pour escorter leur remontée vers la frontière. Jeudi 16 janvier, un convoi d'une centaine de véhicules particuliers, de camions-bennes, de fourgonnettes, chargés d'hommes, entassés au milieu des valises, des meubles, des matelas et des bidons, a quitté Bangui protégé par des soldats tchadiens.
D'autres attendent encore de fuir par les airs. Dans la partie militaire de l'aéroport, un camp de déplacés a été installé il y a moins d'un mois à l'initiative des autorités tchadiennes. Ici, 600 à 800 personnes vivent protégées par les forces africaines et françaises dans un extrême dénuement.
Kaltouma Omar ne connaît rien du pays d'origine de son père, mort il y a près de vingt ans. Cette jeune fille qui venait d'intégrer la fonction publique raconte que, lorsque le président, Michel Djotodia, a démissionné le 10 janvier, son voisin a organisé le pillage de sa maison. Elle et les siens espèrent retrouver une famille paternelle qu'ils ne connaissent pas. Hadja Saboura attend d'embarquer à bord d'un vol affrété par l'Office international des migrations avec onze membres de sa famille. « Je suis née ici en 1963. Ma mère est née ici en 1943. C'est mon pays, mais les Centrafricains sont devenus comme des bêtes sauvages. Je ne peux pas vous mentir, si je trouve un autre pays, je ne vais jamais revenir. »
Débat sur la localisation des forces africaines
LES 1 600 SOLDATS de « Sangaris » « ne sont pas seuls » et la réussite de l'opération militaire en République centrafrique « ne se résume pas à une affaire d'effectif », a déclaré, jeudi 16 janvier, le général Francisco Soriano, commandant de la force française.
La mission de sécurité de l'Union africaine, la Misca, placée sous l'égide du général congolais Jean-Marie Mokoko, compte 4 400 soldats et policiers et doit, fin février, atteindre 6 000 hommes. « Cela nous permettra de relancer notre action de façon plus marquée en province », a précisé le général Soriano.
En dehors de ses forces spéciales, l'armée française n'a envoyé que quelques unités à Bossangoa, Paoua, Bozoum, et depuis peu, à M'Baïki, au sud de Bangui. Les deux tiers de la Misca sont déployés dans la capitale. Sangaris y patrouille avec les contingents tchadien et burundais, dans un climat « très volatile », qui impose à Sangaris « d'être déployée massivement de jour comme de nuit », selon le général français.
Pour la suite, des discussions sont en cours. Affichant des raisons logistiques, les voisins de la Centrafrique contributeurs de la Misca sont tentés de placer leur contingent au plus près de leur frontière : soldats camerounais à l'ouest de la RCA, Tchadiens au nord, Congolais au sud – Gabonais, Burundais et Rwandais étant déployés au centre et à Bangui.
Paris juge ce schéma dangereux, car de nature à encourager l'idée d'une partition possible du pays. Il faudra aussi articuler la Misca avec les forces centrafricaines, dont près de 4 000 soldats, policiers et gendarmes auraient été rassemblés et identifiés, 400 patrouillant dans Bangui.