WEB - GOOGLE - ACTUALITE > International Giulio Andreotti, la part d'ombre de l'Italie d'après-guerre
Mis à jour le 06/05/2013 à 19:48 - Publié le 06/05/2013 à 14:51
Giulio Andreottiau Palais Madama, en 2008.
Giulio Andreotti est décédé à l'âge de 94 ans. Membre de tous les gouvernements pendant un demi-siècle, de 1946 à 1992, cette figure de la démocratie-chrétienne, soupçonnée de collusion avec la mafia, n'avait qu'une passion : la politique.
Giulio Andreotti s'est éteint à l'âge de 94 ans, lundi en milieu de journée, à son domicile romain. Les funérailles auront lieu mardi après-midi. Il aura été l'homme d'État italien le plus influent et le plus célèbre d'après-guerre. Sept fois président du Conseil, 34 fois ministre et secrétaire d'État. La première fois aux Finances, dans le gouvernement provisoire d'Alcide de Gasperi en 1946. La dernière en juin 1992, quand il a remis la démission de son gouvernement, à la fin de la dixième législature. «Comme il n'existe pas de rose sans épine, il n'existe pas de gouvernement sans Andreotti», raillait Toto, le comédien le plus célèbre d'Italie.
Parlementaire sans interruption depuis 1948, député d'abord, puis sénateur à vie à partir de 1991. Andreotti a survécu à une trentaine de commissions d'enquête sans jamais être condamné. Pas même dans le procès pour participation à la mafia ouvert contre lui en octobre 1999 et dont il est sorti blanchi pour les faits postérieurs à 1980 le 15 octobre 2004 (les faits antérieurs à 1980 ayant été prescrits). Le 27 mars 1993, il avait annoncé lui-même qu'il était mis en examen à la suite des accusations d'une brochette de «repentis» collaborant avec la justice: «Accusations paradoxales. Mon dernier gouvernement est celui qui a fait les lois les plus sévères contre la mafia. La dernière chose dont on puisse m'accuser est d'avoir participé à cette organisation», dira-t-il dans son procès en démontant un à un, avec une précision étonnante et servi par une mémoire colossale, les éléments d'accusation. Jusqu'au fameux «baiser» qu'il aurait échangé en 1987 avec le parrain le plus cruel de la mafia, Toto Riina, recherché par toutes les polices d'Italie, dans une ville de Palerme quadrillée par les forces de l'ordre. Un geste qui a fait frémir d'horreur toute l'Italie. Tout au long de son interminable procès, Andreotti s'était défendu avec une rare véhémence. Parlant d'accusations «inventées de toutes pièces», de «manœuvre sordide pour ternir mon image et celle de l'Italie toute entière»: «J'ai la conscience tranquille car je sais qu'il existe au-dessus de nous un tribunal à l'abri de toutes les contingences, celui de Dieu».
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« Comme il n'existe pas de rose sans épine, il n'existe pas de gouvernement sans Andreotti »
Toto, le comédien le plus célèbre d'Italie
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L'assassinat, le 23 mai 1992, du juge anti-mafia Giovanni Falcone lui a barré la route du Quirinal. Trop d'ombres planaient sur sa vie, trop de secrets inavouables, trop de conspirations cachées. Du coup d'État misérablement manqué du prince Juno Valerio Borghèse, en 1970, à ses rapports avec l'escroc Michele Sindona qu'il avait baptisé le «sauveur de la lire» avant le krach bancaire de 1976, à son refus intransigeant de négocier avec les Brigades rouges lors de l'enlèvement d'Aldo Moro, ce qui fit naître le soupçon d'avoir voulu la mort du président de la Démocratie chrétienne. De l'assassinat sur commission en 1979 du journaliste Mino Pecorelli, un maître chanteur qui en savait long sur lui (un tribunal d'appel le blanchira d'avoir commandité le meurtre en 2003) à l'exécution par la mafia en mars 1992 de son proconsul en Sicile, le député Salvo Lima, souvent présenté comme son anneau de conjonction avec la Pieuvre. «Quand Andreotti mourra, on lui ouvrira sa bosse et on découvrira tous les secrets de la République», s'est exclamé un jour le comique Beppe Grillo. Pour la présidence de la République, le Parlement lui préféra le 25 mai un député et magistrat de gauche, Oscar Luigi Scalfaro.
Giulio Andreotti, sénateur à vie depuis 1991. Ici, à l'hémicycle, en juillet 1993.
Sous les sobriquets de «Belzébuth» - lâché par le leader socialiste Bettino Craxi-, «Il Divo», «Moloch», «Sphinx», «pape Noir», ou encore Zu'Giulio (l'oncle Giulio), dans l'argot de la mafia), Giulio Andreotti a été l'homme politique le plus décrié et le plus caricaturé d'Italie pendant un demi-siècle. Sa célèbre bosse, son humour caustique, son cynisme glacial sont célèbres. «Je ne l'ai jamais vu embrasser personne», déclarait l'ancien président Francesco Cossiga. Quand les accusations se faisaient trop pressantes, il avait l'habitude de dire d'une voix douce: «Je vais consulter mes archives». Il n'a jamais opposé de démenti à une attaque: «Cela ferait deux informations», disait-il. Le journaliste Indro Montanelli l'a décrit à son procès sur la mafia comme «détaché et impassible comme à son ordinaire, parlant de lui comme d'un lointain parent dont le sort l'intéressait peu».
À l'inverse de tant d'hommes politiques, Giulio Andreotti n'avait aucune affection pour l'argent ou pour les femmes. Seul l'intéressait le pouvoir, ce qui lui faisait dire, paraphrasant Talleyrand: «Le pouvoir n'use que ceux qui ne l'ont pas». Il en fit même le titre d'un livre paru en 1990, l'un de 39 ouvrages rédigés durant sa longue carrière politique.
L'homme du papeGiulio Andreotti était né le 14 janvier 1919 à Segni, petite localité du Latium. À 3 ans disparait son père, grand blessé de guerre. Sa mère Rosa Falesca l'élève dans la pauvreté, mais en lui donnant une profonde éducation catholique. Très jeune, il devient enfant de cœur, avale messe sur messe. On le trouve patient, méthodique, organisé, s'extériorisant peu, mais agile d'esprit. À 10 ans, il connaît ses premières migraines, un mal qui ne le quittera plus. Son premier tuteur est un prêtre, Don Giuseppe, qui deviendra vite une figure paternelle pour lui. À 18 ans, il adhère au FUCI, la fédération des universitaires catholiques, bastion de l'antifascisme inspiré par le théologien Jacques Maritain. En 1943, il se lie avec un bibliothécaire du Vatican, Alcide De Gasperi, qui le fait élire au Conseil national clandestin de la Démocratie chrétienne. De Gasperi l'appellera auprès de lui quand il formera son premier gouvernement en 1945.
Cette culture religieuse qui a baigné son enfance, Giulio Andreotti l'a cultivée toute sa vie, jusqu'à la dévotion. Il menait une vie simple, voire frugale. La messe tous les matins, à 6h30, à deux pas de chez lui, en l'église Santa Maria Assunta, face au Vatican, de l'autre côté du Tibre. Avant de gagner son bureau accompagné d'une escorte réduite. Vincenza Enea, sa secrétaire de toute une vie, faisait entrer la cohorte des quémandeurs en quête d'une faveur, d'une recommandation, d'un poste. Cette femme puissante et invisible régnait en maître sur cette antichambre du pouvoir et sur les archives qui en faisaient trembler tant.
Giulio Andreotti avec le pape Jean-Paul II au Vatican, le 31 janvier 2004.
Giulio Andreotti entretenait des relations privilégiées avec le Vatican. «C'est l'homme du pape Montini (Paul VI)», a dit un jour Francesco Cossiga. Sa dévotion, son style de vie exemplaire, sa grande habileté aussi en ont fait une référence incontournable du Saint-Siège. Avec l'épiscopat italien, il avait noué d'étroites relations. Au sein de la Démocratie chrétienne, le courant qu'il animait, de droite, était soutenu par «Communion et Libération», mouvement religieux «intégriste», selon
La Croix, dont Andreotti était le référent politique.
Ironie glacialePour l'histoire, son nom restera indissolublement attaché à la Démocratie chrétienne et au pouvoir que celle-ci a exercé sur l'Italie pendant un demi-siècle. Au plan international, Giulio Andreotti, qui était un réaliste, ne croyait pas possible une réunification des deux Allemagne et voyait en elle une menace pour la paix en Europe. Tout en combattant le Parti communiste en Italie, il a composé avec le régime soviétique et acceptait l'existence du rideau de fer. En 1990, ce maître tacticien avait dû admettre qu'il avait organisé après-guerre en Italie «Gladio», réseau faisant partie du programme secret de l'OTAN «Stay Behind», conçu pour résister à une invasion du Pacte de Varsovie.
Ses profondes amitiés dans le monde arabe, en particulier avec Yasser Arafat, qu'il se vantait d'être «l'homme l'ayant le mieux connu» et dont il saluait «le charisme», ont éveillé plus d'un soupçon outre-Atlantique. Au point de lui faire dire, quand le parrain repenti Tommaso Buscetta à peine extradé des États-unis l'a accusé de collusion avec la mafia, qu'il se sentait victime d'une «basse vengeance de la CIA».
Il cultivait une profonde amitié avec Federico Fellini. Tous deux se complimentaient réciproquement de leurs succès et échangeaient volontiers des plaisanteries. Pour ses 72 ans, le metteur en scène lui avait fait parvenir une caricature le représentant déguisé en pape, avec ce commentaire: «Même si le trône n'est pas encore vacant, j'accepte de bon cœur ta bénédiction».
Jusqu'au dernier instant de sa vie, il ne s'est jamais départi de son ironie glaciale. «Le paradis peut attendre», déclarait-il en octobre 2011 quand certains le donnaient déjà pour mort. Ajoutant: «Dieu m'a permis de jouer les prolongations».