WEB - GOOGLE - CULTURE > Livres
Mort de Carlos Fuentes, le Don Quichotte mexicain
Publié le 15/05/2012 à 23:57
L'écrivain mexicain est décédé à l'âge de 83 ans. Diplomate, engagé à gauche, il vivait entre Mexico, Londres et Paris. Souvent pressenti pour le Nobel, il était l'une des grandes voix de la littérature latino-américaine.
Carlos Fuentes, qui a souvent été cité comme «Nobelisable», vient de mourir à Mexico. Il avait acquis une notoriété internationale dès l'âge de 30 ans avec son premier roman, La plus limpide région (1958). Il avait obtenu en 1987 le prestigieux prix Cervantes.
Fils d'une inspectrice d'école et d'un diplomate, Carlos Fuentes eut une enfance errante qui orienta à jamais sa vie d'adulte. Né le 11 novembre 1928 à Ciudad de Panama, mais immédiatement inscrit sur les registres d'état civil de la ville de Mexico, il effectua dès l'âge de deux mois, son premier voyage en bateau jusqu'à Quito puis, dans un train à crémaillère qui escalada les Andes. Poursuivant, ce qu'il appelait son «traumatisme initial», il traversa par la suite une somme impressionnante de villes et de pays, avant de s'établir à Londres, où il vécut à partir de 1986 et jusqu'à la fin de sa vie.
Grand cosmopolite, dont le goût immodéré pour les voyages rappelle celui de Borges pour les encyclopédies, Carlos Fuentes, qui occupa de 1974 à 1977 le poste d'ambassadeur du Mexique à Paris, était avant tout un écrivain profondément mexicain. Dans son autobiographie, publiée aux États-Unis en 1988, il avait mis l'accent sur l'importance de cette «mexicanité» fondamentale, tout en rappelant les divergences existant entre la réalité mexicaine et l'image qu'il en donnait dans ses œuvres de fiction.
Ce dernier point est essentiel. Il ne fait aucun doute que pour l'auteur du Miroir enterré et de Un temps nouveau pour le Mexique , la seule chose qui tenait encore debout dans la situation désastreuse où se trouvait l'Amérique latine, c'était la continuité de sa culture. C'est à l'intérieur de cette dernière que s'inscrit la totalité de l'œuvre de Carlos Fuentes. Qu'il s'agisse de ses nombreux articles publiés dans les quotidiens et les hebdomadaires du monde entier, de ses nouvelles, de ses pièces de théâtre, de ses essais, de ses scénarios (il travailla avec Luis Bunuel, et écrivit un western avec Gabriel Garcia Marquez), ils partent tous d'une même constatation: le livre est l'intimité d'un pays, et il nomme le monde, si le livre n'existe plus, le temps ; le passé, l'avenir, l'être humain disparaîtront.
Une des plus pertinentes interrogations contemporaines sur le mensonge Carlos Fuentes ne cessa de replacer l'homme au centre du monde, et de faire de son destin individuel un des éléments primordiaux du grand fleuve de l'Histoire collective. Pour ce brillant intellectuel, qui avait intégré de nombreux organismes internationaux où l'on étudiait les liens existant entre la science et le développement, qui avait participé à tant de discussions ayant pour thème la coopération économique dans le cadre du dialogue Nord-Sud, qui avait inauguré, en 1987, la chaire Robert F. Kennedy à Harvard, qui avait lancé des revues, créé des maisons d'éditions, l'intellectuel a un rôle à jouer dans son temps.
Son échange épistolaire avec le sous-commandement Marcos (chef du mouvement de protestation du Chiapas), qui en avait étonné plus d'un, s'inscrivait pourtant dans le droit-fil d'un de ses thèmes majeurs. Pour Carlos Fuentes, un des drames du monde moderne, était d'avoir remplacé le sens du tragique par un manichéisme effroyable qui ne pouvait aider l'être humain, ni dans sa vie privée, ni dans l'Histoire dans laquelle celle-ci s'inscrivait. Le point de vue strictement moraliste de ce manichéisme réducteur fabrique de l'exclusion.
Carlos Fuentes construisit une œuvre qui fut sans nul doute une des plus pertinentes interrogations contemporaines sur le mensonge, insupportable dans la vie morale et politique, et accepté comme facteur de création dans la vie littéraire. Il serait réducteur de ne voir dans ses livres, notamment La plus limpide région , Christophe et son œuf , ou encore La mort d'Artemio Cruz, qu'une vaste comédie humaine hantée par la Révolution mexicaine manquée et par la tristesse de l'homme «parfois visité par ses fantômes et ses dieux.» C'est au contraire un vaste et puissant chant d'espoir.
Dans un de ses grands livres, Les Eaux brûlées , Carlos Fuentes évoquait un Mexique né de la défaite. C'est fondamental. Ce sont les Indiens vaincus qui sont devenus les vrais vainqueurs. Ils ont survécu, se sont imposés dans la nuit, dans le noir, dans les souterrains. Cette culture broyée devint une culture sacrée. Ainsi la Vierge de Guadalupe, figure indienne et image catholique, rencontre surréaliste entre la Conquête et la contre-Conquête. La même opération s'est produite dans le baroque. Le baroque comble le vide qui existait entre les conquis et les conquérants.
Carlos Fuentes avait en somme un projet fou, écrire l'histoire imaginaire du monde, donner à son œuvre la forme de la mémoire du temps, tout en assignant à la littérature un rôle essentiel dans l'histoire de l'humanité: ordonner le chaos, offrir des alternatives au désespoir et un sens aux idées. Carlos Fuentes, c'était Don Quichotte contre Hamlet. Le second pense que la littérature n'est que mots dépourvus de sens, le premier que ceux-ci peuvent changer la vie.