Le Monde.fr | 07.03.2014 à 10h40 | Par Louis Imbert (Théodosie (Ukraine), envoyé spécial)
Sur la route qui mène de Simferopol à la Russie, le 6 mars.
C'est un nouveau coup de force. Jeudi 6 mars, le Parlement régional de Crimée a voté en faveur d'une rupture totale de cette région autonome avec Kiev et d'un rattachement à la Fédération de Russie. Les habitants seront consultés par référendum le 16 mars. Il leur sera demandé s'ils souhaitent rejoindre le grand frère russe ou s'ils veulent conserver un statut d'autonomie élargie au sein de l'Ukraine, selon les termes de la Constitution de la Crimée de 1992, édulcorée six ans plus tard.
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Basé à Simferopol, le Parlement régional de Crimée, organe en partie symbolique, n'a pas le pouvoir de convoquer un tel référendum, comme il n'a pas celui de voter des lois. Officiellement, 78 députés (sur un total de 100) ont voté pour, huit se sont abstenus. Mais il est permis de douter de cette unanimité : jeudi matin, on apprenait par téléphone au député du Parti des régions, Boris Kolesnitchenko, un prorusse de tendance dure, la tenue de cette session et le résultat du vote. Il n'était pas même en ville.
Stanislav Zabachtanov, le tout nouveau représentant du parti du président déchu Viktor Ianoukovitch, tombait également des nues. Il en était resté à la revendication d'un statut d'autonomie. Jeudi, il recevait dans son bureau la mère d'un soldat de Crimée, « capturé » par les « meurtriers » de l'ouest de l'Ukraine durant la chute du régime Ianoukovitch. M. Zabachtanov veut dénoncer les « tortures » qu'il subirait aujourd'hui. Mais sur l'annexion par la Russie, il ne sait que penser : « J'ai une très grande famille, 500 personnes de toutes origines. Pas que des Russes… Il faudrait que je demande leur avis à mes petits-enfants. » Même les hommes aux ordres de Moscou ont du mal à suivre le rythme en Crimée.
CAMPAGNE VERROUILLÉE
Dans un bar sans enseigne des faubourgs de Feodosie, le 6 mars.
Refat Choubarov, chef de l'organe informel qui représente la minorité musulmane des Tatars de Crimée (12 % de la population), le dernier groupe à soutenir ouvertement Kiev ici, est dépassé lui aussi. Il appelle à boycotter le référendum et demande le déploiement de casques bleus de l'ONU.
Le principe de ce référendum avait été voté, jeudi 27 février, à huis clos, par un nombre imprécis de députés, dans un Parlement tenu depuis l'aube par un mystérieux commando armé, à la veille de l'invasion russe. Prévue pour le 25 mai, la date de la consultation populaire – à l'origine, censée porter sur un statut d'« autonomie » – a été avancée une première fois au 30 mars, et désormais au 16 mars.
Cette précipitation laisse deviner une campagne verrouillée. Selon Reporters sans frontières, le signal des chaînes de télévision ukrainiennes 1+1 et 5 Kanal a brusquement été interrompu en Crimée jeudi. La chaîne locale Tchernomorka avait été coupée le 3 mars.
« NOUS SOMMES DES "YAKI" »
Pour la forme, on peut se demander qui voterait, dans dix jours en Crimée, pour devenir russe. Les partis prorusses, aujourd'hui au pouvoir, obtenaient jusqu'ici des résultats négligeables aux élections locales. Et l'invasion commence à soulever des critiques, même dans la majorité russe de Crimée.
Andreï, marchand de souvenirs en Crimée.
Ainsi, Andreï Zouïev, marchand de souvenirs croisé sur le parking d'une station-service, sur la route qui mène de Simferopol à la Russie. La famille de M. Zouïev vit à Perm, à 1 500 km à l'est de Moscou. Il est né dans la station balnéaire de Feodossia, toute proche. Son père s'était établi en Crimée comme officier de marine au temps de l'URSS. Son grand-père avait servi dans l'Armée rouge à 15 ans, au cours de la seconde guerre mondiale.
M. Zouïev se dit « pas très content de ce qu'il se passe en ce moment » en Ukraine. Il ne comprend pas et n'aime pas « ces soldats sans insigne qui vont et viennent et qui ne disent rien. Ils ont de vraies armes, des BTR », véhicules blindés déployés par la Russie à travers la Crimée. M. Zouïev se sent avant tout « de Crimée ». Nous sommes « mi-russes, mi-tatars, mi-autre chose, une "nation mixte et aventureuse" », dit-il en citant Vassili Axionov, auteur de L'Ile de Crimée (Gallimard, 1982), un Russe mort en 2009.
« TU PEUX ME TUER POUR LA CRIMÉE ! »
Irina boit une vodka avec une cliente, en discutant de l'avenir de la Crimée.
Dans un bar sans enseigne des faubourgs de Feodossia, jeudi soir, quelques habitants, fortement alcoolisés, se disputaient sur l'avenir de la Crimée russe. « C'est une bande de salopards, un gang qui tient le gouvernement maintenant », s'emporte Ira, qui ne donne pas son nom de famille, car le métier de son mari, Andreï, n'est pas tout à fait recommandable. Il « récupère l'argent » des endettés mauvais payeurs. A table, il y avait un cordonnier arménien prorusse, Achad Gevogian, et un homme opposé à l'invasion russe, qu'Ira tâchait de faire taire à grands cris: « Je suis pour la paix en Crimée ! Tu peux me tuer pour la Crimée ! » Derrière eux, une serveuse russe « ne pense même plus » ces derniers jours. Elle a « trop peur ». Peur du nouveau pouvoir de Kiev ? Des nationalistes de l'Ouest, que l'on désigne ici comme des « fascistes » ? Elle ne le dit pas. Elle ne voit que les soldats : « Je ne comprends pas pourquoi l'armée est ici. Je ne sais pas s'il va y avoir la guerre. »
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