LE MONDE | 17.02.2014 à 10h50 • Mis à jour le 17.02.2014 à 11h06 | Par Gérard Davet et Fabrice Lhomme
Jean-Louis Bruguière, en décembre 2011.
Le tribunal de grande instance de Paris (TGI) vient d'être saisi d'une procédure assez exceptionnelle, intentée en marge de l'enquête sur l'attentat de Karachi, qui coûta la vie, le 8 mai 2002, à onze employés français de la direction des constructions navales (DCN, rebaptisée DCNS). Vendredi 14 février, Mes Anne Battini et Jean-Pierre Versini-Campinchi, parties civiles, ont assigné l'Etat, au civil, pour « faute lourde » et « déni de justice ». L'assignation a été délivrée à l'agent judiciaire de l'Etat, représentant le ministère de l'économie et des finances.
Dans les faits, elle vise l'ex-juge Jean-Louis Bruguière, chargé jusqu'en 2006 de l'enquête sur l'explosion du bus qui transportait les employés de la DCN à Karachi. Les avocats demandent au tribunal d'accorder 100 000 euros à chacune de leurs deux clientes, qui ont perdu leur père dans l'attentat.
Ils reprochent notamment à M. Bruguière de ne pas avoir coté un élément décisif dans le dossier : le rapport d'autopsie – remis le 7 juillet 2002 – du corps de la personne soupçonnée d'avoir fait exploser le bus. Collant à la version des autorités pakistanaises visant à imputer l'attentat à Al-Qaida et avançant que l'explosion avait été provoquée par un kamikaze embarqué dans une voiture, méthode typique du mouvement terroriste, l'ex-magistrat avait omis de verser à la procédure les conclusions des médecins légistes.
Regarder l'infographie animée : Comprendre l'affaire Karachi en trois minutes
http://www.lemonde.fr/politique/infographie/2010/11/29/comprendre-l-affaire-karachi-en-trois-minutes_1446518_823448.html
Or, leur rapport « révèle que la personne autopsiée a été tuée par le souffle de l'explosion et qu'il était en position debout au moment où il est mort : ce détail démontre que la personne ne conduisait pas le véhicule, et n'était de ce fait pas le kamikaze », soulignent les deux avocats. « Ces révélations appelaient nécessairement à diriger l'enquête sur une voie différente, ce qui n'a pas été fait. Pis, en ne cotant pas le rapport d'autopsie, M. Bruguière n'a pas permis aux parties civiles et/ou à toutes les autres personnes concernées par l'enquête, de réorienter celle-ci sur la piste actuelle d'un attentat d'origine politico-financière », ajoutent-ils.
« DES MANQUEMENTS RÉPÉTÉS ET INADMISSIBLES »
C'est en 2011 que Marc Trévidic, qui avait succédé en 2006 à M. Bruguière, découvrit l'absence du rapport d'autopsie. Convoqué pour s'expliquer, M. Bruguière assura le 16 mai 2011 que les auteurs de l'expertise ne lui avaient « pas remis ce rapport. » « Il n'y a aucune raison pour qu'une pièce, surtout de cette importance, n'ait pas été cotée au dossier », déclara aussi au Monde M. Bruguière, le 29 avril 2011. Las, preuves à l'appui, les deux experts, auditionnés par M. Trévidic, ruinèrent la défense de l'ex-magistrat. Ils fournirent le justificatif de la remise de l'original du rapport d'autopsie au secrétariat de M. Bruguière, le 7 juillet 2002
Pour Mes Battini et Versini-Campinchi, « il apparaît que tous les manquements répétés et inadmissibles du juge Bruguière constituent une faute lourde », définie ainsi par la Cour de cassation : « Toute déficience caractérisée par un fait ou une série de faits traduisant l'inaptitude du service public de la justice à remplir la mission dont il est investi ».
Les avocats considèrent en outre que « l'inaction injustifiée et prolongée du juge Bruguière constitue aussi “un déni de justice” ». Leurs clientes auraient « subi un choc en apprenant fin mars 2011 que des pièces déterminantes n'avaient pas été exploitées et, pire encore, qu'elles avaient été écartées arbitrairement de la procédure et dissimulées aux parties civiles (…). Les errements du juge Bruguière ont nécessairement compromis la manifestation rapide de la vérité, notamment au détriment des parties civiles. Ainsi, la responsabilité de l'Etat doit être engagée en raison d'un manquement caractérisé à son devoir de protection juridictionnelle des individus ».
Lire notre décryptage Affaire Karachi : si vous avez raté un épisode
http://www.lemonde.fr/politique/article/2011/09/21/karachi-avec-bazire-et-gaubert-la-justice-touche-au-premier-cercle-sarkozyste_1575647_823448.html
LE MINISTRE DU BUDGET FUT MAIRE DE CHERBOURG
Bercy va devoir désigner un avocat pour défendre ses intérêts. L'exécutif se trouve ainsi dans une position singulière, entre son souci d'économiser les deniers publics et le peu de sympathie qu'inspire à la majorité actuelle Jean-Louis Bruguière, proche de l'UMP. D'autant que le ministre du budget, Bernard Cazeneuve, est aussi… l'ex-maire de Cherbourg, la commune dont sont originaires les victimes françaises de l'attentat. M. Cazeneuve, qui a toujours soutenu les familles, s'était durement affronté à l'ancienne majorité, en 2010, au terme de la mission d'information parlementaire sur l'attentat de Karachi, dont il fut le rapporteur.