LE MONDE | 11.02.2014 à 10h18 • Mis à jour le 11.02.2014 à 11h13 | Propos recueillis par Patrick Roger
Didier Migaud, premier président de la Cour des comptes, dans son bureau, à Paris, le 7 février.
Le constat que dresse la Cour des comptes dans son rapport public annuel, publié mardi 11 février, sonne comme un signal d'alerte. Son premier président, Didier Migaud, estime que la France est « dans une zone dangereuse, en raison du poids croissant de la dette ». Malgré les efforts engagés par le gouvernement, il pointe « un risque significatif » que le déficit public excède la dernière prévision du gouvernement, 4,1% du produit intérieur brut en 2013. Pour l'année 2014, l'objectif de 3,6% de déficit apparaît « incertain » : « Il n'existe aucune marge de manœuvre en cas de dépenses imprévues », prévient M. Migaud.
Non seulement l'effort sur la dépense doit être poursuivi et amplifié sur les trois prochaines années, mais « il faut changer de méthode pour obtenir les économies programmées ». La Cour insiste pour que l'effort soit mieux partagé entre l'ensemble des acteurs publics, « particulièrement ceux qui ont le moins contribué jusqu'ici ». Sont visés le secteur de la protection sociale, « compte tenu de son poids dans les dépenses publiques », et les collectivités territoriales, « pour que leur participation au redressement des comptes publics devienne une réalité tangible ».
La Cour des comptes prévient : « Tout retard supplémentaire dans la consolidation des comptes se traduirait par une divergence sensible par rapport à nos voisins européens. » Elle presse le gouvernement d'engager des réformes de fond dans les différentes administrations publiques.
Vous émettez quelques doutes sur la capacité du gouvernement à atteindre les objectifs qu'il s'est fixés.Didier Migaud : Des efforts inédits ont été engagés mais, c'est vrai, la Cour a des interrogations. Le redressement a été amorcé, mais les résultats de 2013 ne sont pas à la hauteur des objectifs fixés, en raison notamment d'une croissance atone et d'hypothèses de recettes optimistes. L'objectif de déficit pour 2013 risque de ne pas être atteint.
S'agissant de 2014, toutes les économies à réaliser ne sont pas détaillées, alors que les hypothèses de recettes restent fragiles. Au final, le respect de l'objectif visé en 2014 n'est pas assuré.
Au-delà, si l'effort prévu sur la dépense – soit 50 milliards d'euros entre 2015 et 2017 – est sans précédent, il ne conduira pas à réduire la dépense publique mais à en limiter la progression, ce qui est déjà significatif. Nous ne doutons pas de la volonté affichée et nous soulignons les domaines où faire porter l'effort.
Lesquels ?En premier lieu, la Sécurité sociale, avec par exemple le développement des génériques, les transports sanitaires – 400 millions d'euros d'économies possibles – ou la chirurgie ambulatoire, dont les acteurs pourraient être plus déterminés à réaliser des économies qui peuvent atteindre, la Cour le confirme, jusqu'à 5 milliards d'euros.
Il y a aussi les dépenses des collectivités locales : la Cour y a consacré un rapport en octobre 2013. Des marges d'efficacité existent également, comme d'autres rapports de la Cour l'ont montré, dans les domaines de la formation professionnelle – qui s'adresse davantage aux salariés qualifiés qu'aux non qualifiés et/ou aux chômeurs –, de l'éducation, du logement, des aides économiques… Ces politiques publiques ont un coût, sans pour autant remplir efficacement leurs objectifs.
S'agissant du présent rapport public annuel, il contient lui aussi des illustrations concrètes : les missions fiscales des douanes gagneraient à être rationalisées, les centres de documentation pédagogique pourraient être regroupés, la chancellerie des universités de Paris devrait être supprimée…
Le redoublement d'efforts en matière d'économies ne constitue-t-il pas un risque pour le dynamisme de la croissance ?Dépenser plus ne garantit pas la croissance, surtout si la dépense est inefficace. Quand plus de la moitié du PIB est consacrée à la dépense publique, il est indispensable de s'interroger sur son efficacité. C'est la mission de la Cour d'y contribuer. C'est au gouvernement et au Parlement, et pas à elle, de fixer le bon équilibre entre rétablissement des comptes et soutien à la croissance.
J'ai la conviction qu'il est possible, en France, d'améliorer l'efficacité de la gestion publique sans dépenser plus et de faire des économies sans remettre en cause la qualité de l'action publique. L'Etat doit s'interroger sur ses missions ; il faut évaluer la dépense, clarifier les compétences de l'Etat et des collectivités territoriales, y compris entre elles. Les techniques d'économies utilisées jusqu'à maintenant ne suffisent plus : elles ont montré leurs limites et retardé les réformes. A force de raboter uniformément les moyens, la fonction de contrôle peut être affaiblie. Le présent rapport l'illustre avec l'exemple de la sécurité sanitaire de l'alimentation.
Vous aviez évoqué le gel du point d'indice de la fonction publique ou la sous-indexation de certaines prestations sociales comme pistes d'économies, or cela a un impact économique et politique certain…Ne renversons pas les choses. Ce n'est pas la Cour des comptes qui définit les objectifs. Ils sont définis par les autorités politiques ; ils font l'objet d'engagements de la France, approuvés par le Parlement. A la Cour, nous mettons sur la table ce qui peut permettre de les respecter. Lorsque le gouvernement dit qu'il faut maîtriser la masse salariale, que celle-ci ne doit pas augmenter de plus de tant, cela implique un certain nombre de choix : soit des baisses d'effectifs, soit le gel du point d'indice, soit une pause dans les mesures catégorielles, soit un étalement dans le temps des mesures d'avancement… C'est au politique d'arbitrer, de décider, d'expliquer et d'assumer ses choix. La Cour se borne à éclairer, pour aider à la décision.
Si la France veut respecter ses engagements, tout le monde doit s'y mettre : l'Etat, ses opérateurs, les administrations sociales et les collectivités territoriales. Sur les comptes sociaux, je rappelle qu'il s'agit de dépenses courantes. Est-il légitime de les financer depuis si longtemps par le déficit, et donc par l'emprunt ? La France est le seul pays à l'accepter. La maîtrise des comptes publics, c'est à la fois un enjeu de souveraineté, de compétitivité, mais aussi un enjeu de solidarité et d'équité entre les générations.
Certes, c'est au politique de décider, mais n'y a-t-il pas une certaine culture de la Cour des comptes, généralement qualifiée de comptable, qui irrigue la sphère politique ?
Depuis près de quarante ans, le budget de l'Etat est voté et exécuté en déséquilibre. Voilà la culture qui a irrigué jusqu'ici la décision publique. Je constate néanmoins que nos messages portent davantage. La crise financière, l'alourdissement de notre dette publique et les exemples de pays voisins ayant perdu le contrôle de leurs finances publiques contribuent probablement à ce que la parole de la Cour, en raison des garanties d'indépendance qu'offrent son statut et ses procédures, soit mieux entendue. Si l'on est attaché à la légitimité de l'action publique, alors il faut veiller à son efficacité. Ce n'est pas une question idéologique ou doctrinale.
A quoi attribuez-vous la difficulté à engager des réformes structurelles ?Cela tient à la multiplicité des acteurs, aux corporatismes, au poids des lobbies et des rigidités, à une trop grande indifférence aux résultats et à l'efficacité, à des intérêts particuliers qui l'emportent trop souvent sur l'intérêt général. L'absence de ciblage, des priorités mal définies, une pédagogie insuffisante sur la nécessité et les objectifs de la réforme, tout cela conduit à dépenser beaucoup plus qu'il ne serait nécessaire. Les constats et recommandations que la Cour a publiés depuis plusieurs années composent un éventail de réformes possibles. Aux pouvoirs publics de s'en saisir, car le dernier mot leur appartient.