LE MONDE | 06.02.2014 à 10h24 • Mis à jour le 06.02.2014 à 11h04 | Rémy Ourdan (Bangui, envoyé spécial)
Un soldat des Forces armées centrafricaines rengaine son poignard après avoir participé au lynchage, le 5 février, à Bangui.
Ce devait être une étape cruciale dans le fragile processus de transition politique en Centrafrique. La présidente Catherine Samba-Panza venait de s'adresser, au terme d'un ultimatum de trois jours au-delà duquel ils seront considérés comme « hors-la-loi », à des milliers de soldats ayant accepté de participer au processus d'intégration dans la future armée nationale. La cérémonie fut solennelle, et la présidente majestueuse. L'épisode s'est pourtant achevé dans la fureur et le sang.
L'ambiance paraissait plutôt légère, mercredi 5 février, sur la pelouse de l'Ecole nationale de la magistrature. Maintenant que Bangui est libérée de la terreur des hommes de la Séléka, au pouvoir durant dix mois (de mars 2013 à janvier 2014), ces anciens compagnons des Forces armées centrafricaines (FACA) semblaient heureux de se retrouver.
Certains sortaient de leur domicile ou de leur cachette en brousse, tandis que d'autres arrivaient directement des unités rebelles des milices anti-balaka.
« DISCIPLINE, PATRIE, HONNEUR »
La présidente et chef suprême des forces armées, entourée de ses ministres et conseillers, de son état-major et des commandants des forces française « Sangaris » et africaine Misca, évoque d'une voix forte des notions oubliées dans l'histoire récente de la Centrafrique, « la discipline, la patrie, l'honneur ».
Charismatique, s'exprimant sans notes en sango puis en français, elle promet aux soldats des armes et des salaires dans un avenir proche. Elle juge « inadmissible que, quinze jours après nomination, il y ait encore un tel désordre dans Bangui. » « Je mets en garde les fauteurs de troubles ! », lance-t-elle. Les civils rassemblés derrière les soldats crient leur joie en entendant ces phrases d'une fermeté inhabituelle.
La présidente centrafricaine par intérim Catherine Samba Panza, le 5 février pendant la cérémonie militaire.
Du côté des hommes des FACA, pendant que la présidente reçoit les félicitations des dignitaires présents, l'ambiance est badine. Les réactions sont soit positives, soit d'un scepticisme tranquille, les soldats attendant, avant de se réjouir, que les promesses se concrétisent.
Des hommes parlent avec leurs chefs de section, leur demandant quand les salaires seront versés. D'autres se satisfont des retrouvailles. D'autres encore repartent vaquer à leurs occupations.
C'est juste après le départ de la présidente, du premier ministre et du général français Francisco Soriano qu'un rassemblement inattendu se reforme sur la pelouse. Une cinquantaine d'hommes entourent un civil venant juste d'être poignardé au torse. « Il s'appelle Idriss, c'est un Séléka ! », dit l'un. « C'est un espion de la Séléka infiltré qui écoutait nos conversations », affirme l'autre.
L'INCONNU DÉCOUPÉ À LA MACHETTE
L'inconnu au prénom musulman est encore en vie lorsque les soldats des FACA s'acharnent sur lui à coups de pied, puis en lui jetant des pierres, et finalement une lourde brique sur la tête. Ils traînent ensuite son corps inerte sur l'avenue, devant la foule. Ils le découpent à la machette. Deux gaillards repartent en motocyclette en paradant avec son pied droit, tandis qu'un autre exhibe sa jambe gauche. Puis ils brûlent le cadavre recouvert de deux pneus et d'un peu de paille.
L'excitation étant à son comble, les soldats burundais de la Misca n'interviennent pas. Eux qui n'hésitent pas à tirer en l'air, voire à être plus menaçants en cas de troubles, restent cette fois spectateurs, estimant peut-être le rapport de force disproportionné (une vingtaine d'entre eux auraient dû faire face à des milliers de combattants centrafricains).
Les soldats des FACA s'attaquent ensuite à un gendarme centrafricain qui leur a timidement demandé de se calmer. Ils l'accusent immédiatement d'être un « traître » ayant servi l'ex-Séléka. Lui court jusqu'à sa Jeep et, le conducteur démarrant promptement, réussit à s'enfuir miraculeusement. Plus tard, d'autres témoins ont vu des soldats jeter une grenade dans un véhicule d'escorte d'un dignitaire de l'ex-Séléka faisant pourtant partie de l'équipe gouvernementale, blessant des badauds.
ESPRIT DE MEUTE
Cet esprit de meute, cette fureur et cette sauvagerie augurent mal de l'avenir de la future armée nationale. Sur les milliers de soldats présents, il y avait à l'évidence des hommes désireux de servir l'Etat, mais aussi beaucoup de miliciens anti-balaka qui, depuis deux mois, commettent envers la communauté musulmane des crimes équivalents à ceux perpétrés par la Séléka tout au long de l'année 2013, et qui n'étaient venus à la cérémonie que dans l'objectif de s'inscrire sur les futures listes salariales du ministère de la défense.
Le général Francisco Soriano, commandant en chef de l'opération Sangaris, et Athanase Kararuza, général de brigade burundais et commandant de la Misca, le 5 février à Bangui, pendant la cérémonie militaire.
Ni la présidente ni le gouvernement, pas plus que « Sangaris » ou la Misca, ne se sont ensuite exprimés officiellement. « Cette absence de réaction, sur la scène du crime comme plus tard dans les médias, encourage la violence et le climat d'impunité totale qui règne en Centrafrique », note un observateur européen.
Le fait que les militaires de « Sangaris » et de la Misca n'arrêtent jamais aucun criminel de guerre, et n'ouvrent le feu que lorsqu'ils sont eux-mêmes menacés, n'est pas fait pour décourager les auteurs des violences. Même si, dans le centre-ville de Bangui, la vie semble avoir repris son cours et que l'heure du couvre-feu vient d'être portée de 18 heures à 20 heures, la population est toujours terrorisée. Les musulmans banguissois sont assiégés par les anti-balaka, que rien n'arrête, comme l'a démontré la scène d'horreur lors de la cérémonie présidentielle consacrée à l'unité nationale.
Bangui spécule désormais sur les conséquences de cet acte. Pour certains, le processus de reconstruction et de réarmement de l'armée centrafricaine a d'ores et déjà subi un coup d'arrêt qui pourrait être fatal. Pour d'autres, il pourrait s'agir d'un électrochoc salutaire qui force enfin les troupes étrangères de « Sangaris » et de la Misca à agir plus fermement contre les milices.
Les Banguissois ordinaires, non armés, qui espèrent depuis le 5 décembre qu'il soit mis fin aux violences et que les tueurs des deux camps soient éliminés, attendent de voir comment la présidente Catherine Samba-Panza et ces soldats français et africains auxquels elle a rendu hommage vont réagir à l'affront.