LE MONDE | 27.01.2014 à 17h02 | Propos recueillis par Cathrin Kahlweit (Süddeutsche Zeitung)
Charles de Habsbourg-Lorraine, 53 ans, est le petit-fils de Charles Ier, dernier empereur d’Autriche, lui-même neveu de l’archiduc François-Ferdinand. Il a été député européen de 1996 à 1999.
L’abdication, l’expropriation et l’exil de Charles Ier ont été précédés par une guerre qui a causé aux 50 millions d’habitants de la monarchie austro-hongroise des souffrances sans nom, des millions de morts et la famine. Avez-vous le sentiment que votre grand-père ait été puni pour toute cette souffrance ?
Charles de Habsbourg-Lorraine : On ne peut pas raisonner ici en termes de crime et de châtiment. Et la réalité n’est pas non plus que la famille soit responsable de cette guerre mondiale. On peut, en simplifiant, dire que les coups de feu de Sarajevo ont déclenché la première guerre mondiale. Mais, s’il n’y avait pas eu les balles de Sarajevo, elle aurait éclaté quelque part ailleurs trois semaines plus tard.
On se trompe en pointant des Etats du doigt. Quitte à le faire, il faudrait dire que des tensions décisives existaient surtout entre l’Allemagne et la Russie, où l’on avait déjà ordonné une mobilisation partielle aux frontières. Beaucoup étaient alors dans les starting-blocks et attendaient le grand conflit. Si l’on veut jouer au jeu de la culpabilité, alors c’est sans doute le nationalisme, en soi, qui porterait la plus grande faute.
Quel rôle actif votre grand-père, le dernier empereur, a-t-il joué ?
Un faible rôle, car il a hérité de la guerre. Lui-même n’avait strictement rien à voir là-dedans. Il a en outre mené de nombreux efforts de paix qu’on a eux aussi mis à son passif, et il a utilisé des contacts familiaux pour mener des pourparlers de paix.
Je ne crois pas non plus qu’au début de la première guerre mondiale quiconque ait pu imaginer quel niveau d’atrocité et de folie allait atteindre ce conflit. On avait bien fait quelques expériences dans ce domaine, notamment au cours des deux guerres des Balkans, et elles auraient pu montrer quel drame cela allait pouvoir devenir. Mais les Autrichiens, passablement aveuglés, ont cru que ce serait une petite guerre où il suffirait de faire un peu le ménage en Serbie. Et chacun s’est ainsi imaginé que nous reviendrions tous bientôt chez nous.
Et l’héritier du trône, François-Ferdinand, quel a été son rôle ?
François-Ferdinand a bien vu que, à l’époque, la situation des peuples slaves dans le cadre de l’empire des Habsbourg constituait un problème fondamental. Il voyait aussi les tensions avec la Serbie. Il comprenait peut-être aussi que les Serbes le considéraient comme leur principal ennemi parce qu’il voulait rééquilibrer le rapport de forces entre les peuples slaves, où ils étaient prédominants – eux le soupçonnaient de vouloir réduire leur influence. C’est la raison pour laquelle on faisait depuis de longues années des préparatifs d’attentat contre lui, avec du poison et des armes que l’on faisait passer en contrebande à Sarajevo.
Depuis, le débat sur les déclencheurs de la guerre s’est déplacé – avec par exemple « Les Somnambules », de Christopher Clark. Aujourd’hui, la thèse qui domine ce débat est qu’il existait une sorte de propension ubiquitaire à la guerre. Pouvez-vous comprendre cela ?
Il ne faut pas oublier que les deux guerres des Balkans ont eu lieu auparavant. Lors de ces deux conflits, il y a eu une mobilisation de l’Autriche. A l’époque, cela signifiait qu’on mobilisait aussi tous les moyens financiers d’un pays. Il était clair aux yeux de tous qu’on ne pouvait pas se permettre de mobiliser une troisième fois sans mener une guerre pour de bon. J’ai de la sympathie pour la thèse de Clark selon laquelle, au cours de ce conflit, toutes les parties ont erré comme des somnambules, chacune ayant un intérêt spécifique à ce que cette guerre éclate.
Si vous vous fondez sur le débat que vous menez au sein de votre famille, à quoi pourrait avoir tenu la responsabilité de la maison des Habsbourg ?
La préparation militaire était défaillante en Autriche, nous n’avions pratiquement pas de soldats aptes au combat ; ils avaient de très beaux uniformes, mais c’est tout.
Y a-t-il eu après la guerre une colère populaire contre les Habsbourg ?
Ça n’a pas été le cas, au contraire : il y avait encore une grande sympathie pour l’empereur – entre autres parce qu’on a reconnu à quel point il s’était engagé en faveur de la paix et des affamés.
L’activité qu’a déployée ensuite votre père, Otto de Habsbourg, a-t-elle quelque chose à voir avec une réparation ?
Non, car cela signifierait que nous croyions nous être rendus coupables et devoir compenser quelque chose. C’était beaucoup plus lié à l’idée du devoir.
Votre père a longtemps été considéré comme un marginal, un paneuropéen un peu ampoulé. Que l’Histoire ait confirmé, après-coup, l’enthousiasme que lui inspirait l’idée de la grande Europe vous apporte-t-il une satisfaction ?
Une satisfaction, non. Je suis heureux que l’évolution européenne ait suivi la direction où allait sa pensée. Il est vrai que l’Union européenne était, avec d’autres moyens, le prolongement de la vieille idée d’empire supranational. C’est exactement ce qu’Otto von Habsbourg a vu et a voulu en Europe. Les circonstances ont changé, certes, mais nous continuons à travailler à l’idée d’un ordre juridique international et au principe de subsidiarité.
Mais cette idée d’empire supranational aurait aussi pu être une voie dangereuse. C’est exactement pour cela que la monarchie des Habsbourg a été punie.
C’est vrai, et pourtant, au XXe siècle, c’était le bon chemin. Sous plus d’un angle, la monarchie austro-hongroise était follement moderne.
Quelle est votre idée de l’Europe ?
Le principe paneuropéen est enraciné en moi. Je voyage beaucoup en Afrique, je vois à quel point les Africains regardent vers l’Europe. A quel point ils considèrent que l’Europe est tournée vers l’avenir, à quel point on y admire l’idée d’un Tribunal européen. L’idée d’Etat-nation est une idée de l’avant-dernier siècle.
Traduit de l'allemand par Olivier Mannoni