WEB - GOOGLE - CULTURE > Musiques Dans les archives de LibéGeorges Moustaki : Alexandrie, alexandrins
8 juillet 2000 à 02:57 (Mis à jour: 23 mai 2013 à 11:42)
Georges Moustaki, 66 ans, chanteur et compositeur pour Piaf, Barbara, promène toujours les filles et repart en tournée.
Georges Moustaki à Barcelone le 10 janvier 2008. -
Photo Gustau Nacarino / Reuters Ce portrait a été publié en juillet 2000 dans LibérationUne jeune fille passe. Moustaki lève la tête. Il a aimé Piaf, réconforté Barbara, conquis Jeanne Moreau. Mais rien ne compte soudain hors de ces quelques centimètres carrés de tissu imprimé, mini-robe insolente, sourire adolescent, regard à peine accordé. Son bonheur du jour. "Depuis l'âge de 20 ans je vis de mes envies. C'est devenu une règle de conduite." A 66 ans, "l'homme qui a du poil sur la figure" - définition esquimaude du mot moustaki - trouve sa gueule de métèque pas si mal que ça. Et mord dans la chair tendre d'une pintade aux petits légumes, plat du jour de son bistrot favori de l'île Saint-Louis. Un oeil sur la serveuse qui, bonne joueuse, se laisse chamailler. L'autre dans la rue.
On attendait chanson française, hommage au grand Jacquot, à la longue dame brune, accordéons et trémolos... On n'a que lutineries, regards canailles et interruptions déconcertantes - "Je peux goûter votre plat ?" "Vous jouez au Ping-Pong ?"
On aurait tort de penser qu'il drague. Moustaki courtise, avec la galanterie orientale héritée de son enfance alexandrine. Il n'y a pas pour lui de hiérarchie, de femmes belles, de femmes jeunes, de femmes vieilles. Juste des "rencontres". "De la femme fatale à la lesbienne convertie, de la bourgeoise pudibonde à la nymphette nymphomane, la vieille amie fidèle, la groupie idolâtre, la cousine de province... chacune me laisse un sentiment de gratitude pour le plaisir toujours unique." Et chaque jour apporte son lot de jupons.
Giuseppe Mustacchi, fils de Nessim et Sarah Mustacchi, juifs grecs immigrés à Alexandrie, découvre très jeune le plaisir de faire ce que bon lui chante. Enfant choyé, dernier-né de la famille, il se forge une âme d'explorateur grâce au vélo et au petit bateau que lui a offerts Nessim, "cadeaux inestimables". Expéditions dans les arrière-boutiques des souks, virées le long du Nil, siestes à l'ombre des "criques blanches et turquoises"... Tandis que Sarah le gave "de tendresse et de douceurs", il rêve déjà de quitter cette enfance insouciante. Dans la librairie paternelle, il découvre Gide, Sartre, Camus... s'étonnant que Nessim emmène de jolies clientes "visiter le sous-sol où il n'y avait que des livres pour enfants et une petite chambre à coucher". Ses lectures le déniaisent, les prostituées font le reste... Il est temps de partir.
Novembre 1951. Paris est froid et les trottoirs humides. Le "Rastignac d'Alexandrie" atterrit dans un immeuble vétuste du XVe arrondissement, "qui sentait l'urine de chat". Il attendra peu avant que le hasard, unique impresario d'une carrière à rebondissements, se manifeste. Apparaît Georges Brassens, "le grand Georges", qui le présente et l'intronise dans les nuits de Saint-Germain. "C'est là que j'ai ressenti quelque chose comme une vocation. J'avais écrit trois chansons, et sur ces trois chansons il m'a donné son amitié et sa confiance." "En signe d'allégeance", le petit Giuseppe adopte son prénom. Et francise son nom. Georges Moustaki devient compositeur, interprété par Catherine Sauvage au cabaret Milord l'Arsouille. Gainsbourg est au piano. Brel assure les levers de rideau.
Premiers cachets en poche, le jeune immigré gréco-égyptien mène une "bohème joyeuse". Il n'est encore qu'un compositeur balbutiant, chanteur rougissant, lorsqu'il rencontre Edith Piaf, au sommet de sa gloire. "Excusez-moi, madame...", bredouille-t-il lorsque, de sa voix atone, transpirant d'émotion, il massacre la chanson qu'il voulait lui dédier. Suit un an d'amour fou, dévastateur. Les journaux suivent le "scandale" au jour le jour. Le "gigolo" et sa dame se déchirent : " Elle avait creusé sa route sur une terre aride où rien d'éternel ne pousse." Il lui compose Milord. Puis la quitte.
"Il y a un avant et un après-Piaf", philosophe le chanteur, la main dans sa barbe blanche. "De pauvre et inconnu, je me retrouvais riche, célèbre, envié et cajolé... Du coup je me suis laissé aller dans une agréable léthargie." Disciple de Paul Lafargue, grand amateur de sieste orientale, il jubile de choquer "les petites abeilles industrieuses" en prônant le droit à la paresse. Et en le pratiquant.
Barbara trouve la ruse pour le sortir de sa torpeur. "Tous les jours, je venais regarder la télévision chez elle. Je restais des heures dans son canapé. Elle m'a menacé de faire disparaître le poste si je ne lui écrivais pas une chanson. Je lui ai fait la Longue Dame brune, ça m'a pris une heure." Reggiani adopte la même méthode - siège de son appartement de l'île Saint-Louis, poèmes et chansons récités en boucle - pour qu'il accouche du Métèque et de Sarah.
Fatras d'accordéons, harem de guitares, peintures, dessins, photos, partitions à terre et aux murs... Le vaste duplex, habité depuis trente-cinq ans, garde les traces de cette période nonchalante et créative. Au milieu trône le fauteuil à bascule en bois clair acheté pour Barbara. "Ce fauteuil était son territoire, son objet, sa propriété privée. Personne n'aurait songé ou osé s'y poser. Il symbolisait l'attente de sa venue."
Inutile, en revanche, de chercher la nostalgie dans les manières de dandy décontracté du chanteur, téléphone portable à la main. Les cheveux longs et la barbe en bataille, en place depuis les années 60, ont blanchi prématurément dès la trentaine. Cette crinière encadrant des yeux d'une pâleur bleue lui donne un air de patriarche new age qui fascine son entourage. "J'ai vu en Moustaki un homme libre. Détaché des comportements qu'on a par habitude. Avec une faculté exceptionnelle d'aller vers les autres", raconte son ami, le journaliste Marc Legras. "Sa plus grande qualité est sa disponibilité", renchérit son agent. "Il possède une incroyable ouverture d'esprit, il est curieux de tout."
"Je n'aime pas beaucoup choisir", reconnaît Moustaki. Joueur de Ping-Pong "classé" parce que Henry Miller l'avait battu, champion d'échecs pour pouvoir mettre la pâtée à l'un de ses voisins îlien, parlant l'hébreu - "Paco Ibanez m'avait mis au défi de l'apprendre en trois mois" -, le grec, l'italien, l'espagnol, le portugais... Il peint, dessine, joue la comédie, du piano, de la guitare, de l'accordéon, et voyage la moitié de l'année. Il écrit, aussi. Un recueil autobiographique, les Filles de la mémoire, et un récit à quatre mains sur l'enfance de son ami Siegfried Meir (1), juif comme lui, né un jour après lui, côtoyant la mort à Auschwitz alors qu'il galopait sur les plages d'Alexandrie. "Moi, je suis d'un judaïsme très détendu. Siegfried, on l'a d'abord forcé à porter la kippa, puis on l'a fait payer pour ça."
Le reste du temps il emmène les filles de l'île faire un tour sur sa moto, une Norton 600 cm3, mais il en a eu "des plus grosses". Chevauchant cette "complice au transport des amoureux", ils s'en vont, le souffle de la cavalière réchauffant la nuque du conducteur, "pendant que ses lèvres la frôlent et ses dents la mordillent", tient-il à préciser dans sa bio. Heureux conducteur, le pâtre grec répond à sa belle "en poussant le régime du moteur pour produire des vibrations troublantes". 66 ans, une gueule de métèque, mais une "éternité d'amour"... .
(1) Fils du brouillard, Georges Moustaki et Siegfried Meir, éditions du Fallois.
Georges Moustaki en 12 dates3 mai 1934: Naissance à Alexandrie (Egypte) de Giuseppe Mustacchi.
1951: S'installe à Paris et vit de petits boulots.
1954: Rencontre Georges Brassens, dont il adopte le prénom. Naissance de sa fille Pia.
1958: "L'année Piaf". Rencontre et amour fou.
1959: Sortie de Milord.
1961: S'installe sur l'île Saint-Louis.
1966: Rencontre avec Serge Reggiani, par l'intermédiaire de Barbara.
1968: Ecrit la Dame brune.
1969: Enregistre le Métèque.
1985: François Mitterrand lui donne la nationalité française.
1989: Ecrit les Filles de la mémoire, auto-biographie.
2000: Tournée internationale, parution de Fils du brouillard, sortie d'une compilation, Un métèque en liberté.