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«On n'est pas des fachos. On n'est pas d'accord!»
Mis à jour le 19/04/2013 à 21:26 - Publié le 19/04/2013 à 19:48
Une marche de la Manif pour tous, mercredi dernier à Paris.
REPORTAGE- Ils défilent depuis novembre contre le mariage pour tous et s'apprêtent à battre à nouveau le pavé pour défendre leurs idées. Reportage auprès de ces jeunes et moins jeunes qui refusent la caricature.
Se sentir à la fois ignorés et caricaturés, c'est un paradoxe dont les marcheurs de la Manif pour tous se seraient bien passés. Alors qu'ils étaient fiers de leur mobilisation festive et pacifique, jaloux de leur liberté politique, la «grande armée» des manifestants opposés au texte sur le mariage et l'adoption pour les couples homosexuels manque de se faire voler la vedette par des groupuscules d'extrême droite ou d'exaltés aux méthodes radicales. Agressions homophobes, actes de vandalisme, harcèlement de députés ou de journalistes, dérapages verbaux… La nébuleuse des activistes radicaux anti-mariage gay - qu'ils se nomment Printemps français, GUD ou Civitas - brouille les cartes et fait les gros titres depuis plusieurs semaines, détournant ainsi l'attention de l'essentiel: ces milliers d'hommes et de femmes de tous âges en désaccord profond avec le texte poussé par le gouvernement. Au grand dam de Frigide Barjot, égérie inattendue du mouvement. Après avoir réussi à décomplexer les opposants au texte, à mettre des «catholiques du XVIe» comme des «musulmans de cité» dans la rue, elle se désole du retour du «facho homophobe» sur la scène médiatique. Pourtant, le gros des troupes des «anti» qui battent le pavé depuis des semaines n'est pas prêt de troquer son sweat-shirt rose bonbon contre une paire de rangers et un bomber.
Pour la dernière semaine du texte à l'Assemblée, Anne, 22 ans, étudiante en quatrième année de médecine, était de tous les rassemblements. Inscrite dans une «chaîne» de manifestants, elle a été avertie par texto de tous les rendez-vous de mobilisation. Un petit miracle de la communication moderne qui a permis à cette catholique d'être toujours au bon endroit au bon moment pour défendre «une vision de l'homme qui laisse la place à la différence», «une vision de l'amour sans donneur de sperme ni d'ovule». «C'est très fort, confie Anne. J'ai l'impression de vivre l'émergence d'un mouvement humaniste, historique, avec des jeunes prêts à donner de leur temps pour la société, sans aucun intérêt personnel».
Anne, c'est un peu le portrait-robot du manifestant, selon Frigide Barjot: «Un jeune emporté par des convictions fortes, éthiques ou religieuses, plus que par un ancrage dans un parti de gauche ou de droite». «Le mouvement fait vibrer une jeunesse qui a envie de s'engager en “pol-éthique”, heureuse de vibrer pour un idéal dans un monde qui en offre peu aujourd'hui hormis celui des valeurs marchandes.» Une jeunesse portée par l'élan des Journées mondiales de la jeunesse (JMJ), héritière du message de Jean-Paul II? «Oui», s'enthousiasme l'autoproclamée “catho-déjantée”. «Les manifestants sont plus jeunes que le stéréotype que l'on se fait du militant de droite catholique et conservateur, décrypte le politologue Jean-Yves Camus. Ils sont issus de la génération Jean-Paul II, de son “n'ayez pas peur” et de sa lecture plus conservatrice de Vatican II.»
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Pour Christophe, 41 ans, « le mot homophobie est employé à tout bout de champ pour faire taire les opposants au projet de loi ! »
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Si leur présence a moins surpris, les têtes grisonnantes et les familles avec poussette étaient également au rendez-vous des grands défilés de novembre, de janvier et de mars.Sophie, cadre de 43 ans, catholique pratiquante, tendance centre droit, ne s'était pas élevée contre le Pacs en 1998, «un rassemblement très virulent et trop exalté contre une revendication légitime des homosexuels». Ce sont «les conséquences du mariage pour tous sur la structure de la famille» qui ont fait descendre dans la rue cette mère de famille. Sans ses trois enfants, bien au chaud à la maison. Au milieu des ballons multicolores, elle a croisé ses amis «dans une ambiance bon enfant et dénuée de remarques homophobes». Aujourd'hui, Sophie s'interroge. «Il est peut-être temps de passer à autre chose pour ne pas être assimilée aux dérives et à l'extrême droite», laisse entendre cette Parisienne à l'énergie débordante.
Manifester, c'est une première pour Jean, 40 ans, prof de philo dans le public, qui a voté à Sarkozy aux dernières présidentielles. Qu'il évoque le texte, le gouvernement ou le traitement médiatique du mouvement, l'exaspération affleure. Le nom même du projet - «mariage pour tous» - est une «supercherie», s'agace cet enseignant attaché au sens des mots à l'étymologie. «Il y a un déni d'avenir dans la loi, un déni de réalité de la contestation, un déni du réel et des vraies attentes des gens de la part du gouvernement. C'est le moteur du rassemblement», résume-t-il.
Sylvain, 45 ans, conseiller à l'emploi, a pour sa part déjà fait ses armes dans la rue à deux reprises, en 1984 pour défendre l'école libre et en 2008 pour défendre le service public. Aujourd'hui, il regrette avant tout l'absence de tout débat national. «La promesse 31, c'est une seule ligne dans le programme de Hollande. La gauche a fait de ce texte une question de principe sans réfléchir à ses conséquences, déplore ce père de deux enfants. Même si les rassemblements s'inscrivent dans un contexte d'exaspération politique, ma critique reste concentrée sur le projet de loi.»
En province, des pères de famille - «d'une cinquantaine d'années, la tête sur les épaules», dixit les organisateurs - se sont lancés dans la grande aventure de la mobilisation. Transformés en pros de la logistique au fil des semaines, ils ont abandonné le jogging ou le bricolage pour des loisirs plus atypiques: réservation des cars, modification des parcours, gestion des stocks de sweat-shirts…
Juriste nantais à la tête d'une famille nombreuse, Thomas, 39 ans, fait partie de ceux qui ont mis les réseaux sociaux au service de «la cause». Face à «l'autisme du gouvernement», à «la mauvaise foi de la préfecture sur les chiffres» et au «traitement médiatique souvent injuste», ce père de cinq enfants a fait circuler des dizaines et des dizaines de mails à ses proches, «surtout ceux qui ne partagent pas mes convictions», riches en messages sur le projet de loi ou l'évolution de la contestation. «Je comprends mieux comment se sont passées les révolutions arabes! Cette nouvelle forme de circulation de l'info a vraiment servi la mobilisation», décrit Thomas. «C'est grâce aux réseaux sociaux que la Manif pour tous présente un visage aussi varié, juge Hervé Mariton, l'infatigable député UMP et principal porte-parole du groupe sur le texte. Ce n'est pas une copie de 84. Les rassemblements échappent en grande partie aux réseaux classiques, paroissiaux, politiques, associatifs.»
«Nos troupes sont constituées d'une majorité qui se mobilise au-delà des chicaneries des microcosmes parisiens ou cathos. Ambiance sortie de messe ou fête des voisins pour une grande communion populaire, décrit Arnaud, un manifestant de la première heure. Des gens généreux, légalistes, heureux de retrouver un côté “famille” dans les rassemblements. Pas vraiment des “catho-mophobes”! On n'est pas fachos, on n'est simplement pas d'accord! Pas d'accord avec ce projet de société», explique-t-il.
«On mène une barque dans laquelle se trouvent des millions de personnes, fait remarquer Caroline, l'une des organisatrices. Alors, oui, on peut toujours trouver quelques dizaines de jeunes, ou moins jeunes, excédés par l'attitude du pouvoir et aussi le traitement médiatique de nos actions. Mais je pense que l'on a surcommenté la présence de quelques membres du GUD ou de groupes extrémistes que je ne connais même pas. N'est-ce pas le propre de tout mouvement social de grande ampleur d'être rejoint par une poignée d'ultras?»
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Le gros des troupes des « anti » n'est pas prêt de troquer son sweat-shirt rose bonbon contre une paire de rangers et un bomber
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Désireux de ne pas être trop facilement catalogués, les organisateurs de la Manif pour tous se sont également appliqués à mobiliser au-delà des partis politiques, des classes sociales, des confessions et… de l'orientation sexuelle. «Le mot homophobie est employé à tout bout de champ pour faire taire les opposants au projet de loi!, s'emporte Christophe, 41 ans, un ancien de l'Inter-LGBT qui a choisi de se mêler à la foule des contestataires. Quand j'ai dit au centre gay et lesbien que je fréquente que j'avais participé à la Manif pour tous, on m'a foutu dehors.»
Au fil des semaines, les porte-parole du collectif ont aussi tenté de convaincre des protestants évangéliques comme des musulmans opposés au texte de rejoindre le cortège. Ces derniers, très discrets dans les premiers rassemblements, s'engagent aujourd'hui plus ouvertement. «Ils sont plus sensibles à toutes les implications du mariage pour tous. C'est la théorie du genre, tout particulièrement, qui les terrifie», témoigne un membre du collectif. Originaire d'Algérie, Akila, 47 ans, est assistante de direction en Seine-Saint-Denis. «Dans mon département, beaucoup de femmes élèvent seules leurs enfants, indique cette mère de quatre enfants, musulmane non voilée. Je vois à quel point ces mamans souffrent, comme leurs enfants… Ça pose un gros souci, on le voit dans les cités où beaucoup de jeunes sont déstabilisés.» Dès qu'elle le peut, elle tracte à la sortie des mosquées et sur les marchés, dans un des départements qui s'est le plus mobilisé pour François Hollande à la présidentielle. «Moi, c'était la première fois que je votais à gauche, confie-t-elle. J'en suis mortifiée.»«Cette mobilisation a aussi permis à des gens de tous horizons de se rencontrer et de créer des liens, poursuit Akila. Quand je pense qu'il y a des aristocrates qui sont venus nous parler dans le 9.3!»
Les dernières recrues des anti se situent à la gauche de la gauche. Si le discours n'est pas le même, les intérêts peuvent se rejoindre, calcule le collectif. «La priorité pour les travailleurs, c'est de faire des lois contre le chômage, pas pour organiser du business avec des enfants», affirme par exemple Ilan, militant trotskiste, présent dans le cortège du 24 mars. Reste à savoir quel cortège il choisira le 5 mai, jour de la manifestation organisée par Jean-Luc Mélenchon et du rassemblement évoqué par la Manif pour tous.