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Les relations ambiguës entre salafistes et islamistes
Mis à jour le 19/09/2012 à 18:03 | publié le 19/09/2012 à 16:40
Manifestants salafistes à Tunis, le 17 septembre.
Accusés d'indulgence face à la violence d'une minorité fondamentaliste, les Frères musulmans au pouvoir au Caire et à Tunis semblent soucieux de maintenir l'ordre tout en donnant des gages sur le terrain de la religion.Alliés, concurrents ou ennemis? Difficile de cerner en Tunisie comme en Égypte la nature de la relation entre les islamistes au pouvoir et les salafistes qui ont semé le chaos dans les rues ces derniers jours en représailles au film anti-islam
Innocence of Muslims . En témoignent les atermoiements des Frères musulmans au gouvernement en Égypte, qui ont d'abord appelé à manifester avant d'inciter à «la retenue».
Des origines distinctesD'emblée, l'islamisme et le salafisme sont des doctrines religieuses très différentes. Les islamistes, dont les Frères musulmans égyptiens ou tunisiens (Ennahda) sont une catégorie, sont «des partis ou mouvements sociaux qui ont un programme politique précis s'inscrivant dans un cadre étatique, explique Samir Amghar, chercheur à l'EHESS*. Leur idéologie s'articule autour de l'islam comme système global, c'est-à-dire non seulement religieux mais aussi politique et économique. Leur attachement à l'islam est variable: il peut aller d'une simple référence à l'islam à la volonté d'établir un État islamique».
L'idée centrale du salafisme, c'est qu'il faut revenir à une pratique authentique de l'islam tel qu'il a été pratiqué au temps du prophète. «Il s'agit d'appeler les masses à adopter un islam purifié des innovations théoriques et pratiques en prônant une lecture littérale du Coran. Leur action passe donc principalement par l'éducation des masses, poursuit le chercheur. Par conséquent, ils reprochent aux Frères musulmans de trahir la tradition prophétique en intégrant des valeurs occidentales comme la démocratie.»
Un traitement différencié sous les régimes autoritairesCes différences expliquent que salafistes et islamistes n'ont pas été traités de la même manière par les régimes en place avant le printemps arabe. Si les deux mouvements ont été persécutés, Ben Ali en Tunisie et à plus forte raison Moubarak en Égypte se sont montrés plus tolérants avec les prédicateurs salafistes, afin d'affaiblir les Frères musulmans. «Ainsi, les gouvernements gardaient la main sur la réislamisation de la société et satisfaisaient les aspirations religieuses de leurs populations tout en s'assurant que cela ne s'accompagnait pas de contestation politique», affirme Samir Amghar.
Le salafisme politique, produit hybride du printemps arabeAvec le printemps arabe, un courant hybride s'est développé: le salafisme politique. Conservant la lecture littérale du Coran, ce courant a rompu avec l'apolitisme des salafistes dits quiétistes et saisi l'occasion pour tenter de faire advenir l'État islamique. Ces salafistes politiques deviennent alors non plus des adversaires mais des concurrents des Frères musulmans, se disputant la même clientèle conservatrice.
Si les trois petits partis salafistes autorisés n'ont pour le moment aucun poids en Tunisie, le parti salafiste al-Nour a fait une irruption spectaculaire sur la scène politique égyptienne, remportant 25% des sièges aux élections législatives en 2011. Il existe même des conseillers al-Nour au sein du gouvernement des Frères musulmans.
Or les salafistes sont «davantage susceptibles d'encourager des débordements dans les pays où ils ne sont pas assimilés dans le jeu politique», selon Stéphane Lacroix, chercheur à Sciences Po. Ainsi, si la confrontation aux réalités du pouvoir a poussé al-Nour vers plus de modération, le plus gros des salafistes tunisiens refusent toujours le jeu politique, à l'instar du mouvement de type djihadiste de Abou Yadh, Ansar al-Charia, qui a appelé à manifester devant l'ambassade américaine.
En Tunisie, la position ambiguë d'Ennahda Face à cette pression croissante, Ennahda a beau se décrire comme «le garant de la modernité et l'unique rempart contre l'extrémisme», le parti est accusé de complaisance face aux fondamentalistes. De fait, Abou Yadh n'a pas été arrêté après les émeutes de vendredi. Il n'avait pas non plus été inquiété après avoir ordonné la violente attaque qui a visé une exposition d'art jugée blasphématoire en juin dernier. De quoi faire craindre aux Tunisiens laïcs une alliance entre islamistes et salafistes pour détruire les acquis modernes et laïcs de la société tunisienne et l'islamiser de force. D'autant qu'il existe au sein d'Ennahda un courant très proche du salafisme, représenté par Sadok Chourou.
D'autres soupçonnent Ennahda d'être en train de penser aux élections législatives de l'année prochaine. «Ennahda se prépare pour un difficile face-à-face électoral avec le parti Appel de Tunisie de l'ancien premier ministre, Béji Caïd Essebsi, estime l'historien Alaya Allani. C'est pour cela que les islamistes essayent de regrouper autour d'eux le maximum de courants politiques.» Pour Chérif Ferjani, professeur de sciences politiques à Lyon-II, «Ennahda cherche à diviser les salafistes, pour ne pas se les mettre à dos en bloc et intégrer les plus modérés».
Une situation qui échappe au contrôle des islamistesMais pour Stéphane Lacroix, Ennahda ne contrôle pas complètement la situation. D'abord, «si un nombre relativement faible de fondamentalistes parvient à créer autant de dégâts, c'est aussi à cause du manque d'expérience des forces de police, qui ne sont pas habituées à gérer de manière pacifique les manifestations et se laissent donc aisément déborder». De plus, «il reste dans la police et dans l'armée des éléments benalistes qui n'obéissent pas aux ordres du gouvernement et laissent pourrir la situation afin de décrédibiliser Ennahda», ajoute Samir Amghar.
Surtout, que ce soit en Égypte ou en Tunisie, les islamistes au pouvoir sont «coincés», affirme Stéphane Lacroix: «Lorsque les salafistes font dans la surenchère sur l'islam, les islamistes ne peuvent pas se permettre de paraître faibles sur le terrain de la religion. Mais en même temps, ils veulent éviter une escalade qui conduirait à des tensions avec les États-Unis, dont ils ne peuvent se passer du soutien.» Samir Amghar renchérit: «Les Frères musulmans et Ennahda aspirent à devenir de vrais partis de gouvernement, sur le modèle de l'AKP en Turquie, le parti islamiste modéré qui a réussi à se maintenir au pouvoir pendant dix ans et qui a transformé le pays en superpuissance économique régionale.»
* Samir Amghar, auteur de «Le Salafisme aujourd'hui» et «Les islamistes au défi du pouvoir», aux Éditions Michalon