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Mardi, 10 Juillet 2012 09:50
Nasséra Merah, sociologue, militante féministe :
“On ne peut nier les avancées du peuple algérien, mais…”
Par : Hafida Ameyar
Le 5 juillet 1962, j’étais à Alger, au Clos Salembier, actuellement El-Madania. Je garde beaucoup de souvenirs de cette époque où j’avais 6 ans. Petite déjà, j’étais consciente qu’il y avait un ennemi, des militaires et des risques de tueries. Le quartier du Clos Salembier a rassemblé beaucoup de militants politiques nationalistes, et ce n’est pas un hasard si la réunion des 22 s’y est tenue. Je rappelle, à l’occasion, que Fernand Yveton, guillotiné, et Henri Maillot, assassiné, étaient nos voisins.Enfant, j’ai assisté à un va-et-vient permanent dans la maison, la collecte d’argent. Mine de rien, les enfants emmagasinent des images avant l’âge de 6 ans, dont les assassinats dans la rue, par des militaires, de personnes qui marchaient paisiblement… Un jour, j’ai assisté de la terrasse de la maison à l’assassinat d’un Algérien alors qu’il portait un bébé dans les bras. Cela devait coïncider avec la période des attentats de l’OAS. Il y avait aussi beaucoup d’hommes à la maison et je me souviens de la peur, diffuse, la crainte de l’intrusion des militaires.
Pour une enfant de 6 ans, la journée du 5 Juillet est confuse, lorsqu’elle est identique aux autres manifestations dans le quartier, où les frères aînés, à peine adolescents, se font taper dessus la veille car ils y ont participé, et à une sortie massive dans la joie des adultes avec leurs familles, alors qu’il y avait encore des militaires, les mêmes dans la rue. Allez faire la différence, à cet âge-là, entre ceux qui, la veille, tuaient, et les Casques bleus de l’ONU !
Personne n’avait pensé à nous expliquer que c’était la fin de la guerre. Ce jour-là, tous les adultes étaient affairés et nous autres enfants étions négligés. Bien sûr, on comprend que les choses ont changé, mais les manifestations du 5 juillet 1962 se confondent dans ma tête avec celles du 11 décembre 1960.
Les femmes étaient présentes et activesLe 5 juillet 1962, je suis sortie, sans autorisation, avec une cousine qui s’est perdue dans la foule. Au lieu de m’amuser, je la cherchais. Au final, c’est elle qui a passé une bonne journée d’insouciance et de joie. Cependant, mes plus forts souvenirs, ceux qui m’ont peut-être construite, c’est la présence des femmes durant cette période. Je sentais que leurs actions étaient très fortes. Elles collectaient l’argent, et d’autres jeunes filles participaient à des manifestations, habillées en jupe verte, chemise blanche et foulard rouge. Je me souviens surtout qu’elles sortaient manifester et se faisaient ramener à la maison à coups de pied par leurs frères. Un grand hommage à certaines d’entre elles, dont Attika, notre voisine, qui était une jeune fille exceptionnelle autant respectée et crainte, dont le rôle était dominant dans le quartier, même après l’indépendance. Beaucoup de femmes exceptionnelles ont fait partie du paysage de ma première enfance, celles qui ont été nos maîtresses à l’école Essadikia avant l’indépendance.
Colonialisme : la pire des abjectionsQuel est le bilan de l’Algérie, 50 ans après ? Posée de cette manière, la question insinuerait un parallèle ou pire, un choix entre la période coloniale et celle post-indépendance, avec tout ce qu’elle comporte comme gabegie, suite à la confiscation des luttes du peuple pour le recouvrement de sa souveraineté. Nous devons rappeler sans relâche que le colonialisme est la pire des abjections, après l’esclavage, commises pour l’asservissement d’un peuple.
On ne peut nier les avancées du peuple algérien, de manière générale, en matière d’instruction, de santé, d’équipements, d’infrastructures. Il est évident que cela n’a pas été un cadeau du régime en place. Durant cette période, les libertés, la démocratie et l’ouverture au monde étaient, en effet, inconcevables. L’état du monde et la guerre froide imposaient cette politique ; le bloc pro-soviétique devait rivaliser avec les pays capitalistes, pro-impérialistes.
Ces 30 dernières années, nous avons régressé, ce qui a amené la montée des intégrismes en tous genres, qu’ils soient hypocrito-religieux, identitaires ou linguistiques, j’allais même dire “analphabétiques” !? Dans les années 1970, le pays était fermé à l’étranger ; pas de voyages, pas d’Internet, pas de téléphone, pas de SMS, encore moins de facebook ; nous arrivions à communiquer, à nous informer, à nous ouvrir sur le monde et à la culture universelle. Après, le système en place a rendu, intellectuellement, analphabète tout le peuple, les jeunes… je désigne les moins de 45 ans, qui n’imaginent même pas ce qu’est le monde. Ils refusent même d’écouter nos histoires, notre histoire !
Les lois ne sont pas une garantie du respect des droitsJ’ai toujours été sensible à l’oppression des femmes ; j’ai réagi même petite contre les discriminations. De manière générale, nous nous sentions émancipées, alors que nous étions menacées par un code de la famille oppresseur, humiliant, qui a fini par s’imposer en 1984. Nous nous sentions pourtant fortes, combatives, imposantes.
Aujourd’hui, les filles et les femmes sont plus présentes dans l’espace extérieur, mais elles sont plus enfermées dans leurs têtes. Les femmes qui n’ont connu que la période d’ouverture pseudo démocratique se sont adaptées au système pour s’y intégrer, ce qui est naturel dans toute évolution des espèces. Dans une société où l’hypocrisie est une règle de fonctionnement social, les femmes portent des tenues plus conformes à l’imaginaire vestimentaire social comme moyen de se soustraire aux contraintes, sans obligations morales.
Face à une société, à un système qui favorise la corruption, les femmes se sont soumises à la corruption mentale et sociale. Elles grignotent ce que la société leur permet de prendre, sans garantie du lendemain. Une chose est cependant indiscutable, l’avancée des femmes est incontestable, mais elle reste malheureusement très précaire… Même les lois ne sont pas une garantie de droits pour les femmes.
H. A.