LE MONDE | 26.04.2014 à 08h39 • Mis à jour le 28.04.2014 à 07h38 | Par Pascale Krémer
40 kilomètres de randonnée à vélo pour ce groupe de jeunes de Saint-Denis et La Courneuve, qui, pour certains, font leur première sortie avec les scouts. Une adolescente a même appris seulement la veille à pédaler.
Une randonnée de scouts, à vélo, de Seine-Saint-Denis en Oise, présente des charmes particuliers. Le gilet fluo passé par-dessus la chemise bleue réglementaire, pour éviter la mort au rond-point, la traversée de zones commerciales et industrielles sans fin, les vélos hissés tant bien que mal dans un RER bondé… Mais à l'arrivée en forêt d'Ermenonville (Oise), les 22 adolescents, partis sept heures plus tôt de Saint-Denis, ont enfin droit aux plaisirs classiques des Scouts et guides de France : monter leur tente sous la pluie ; inventer d'improbables recettes de pizzas brûlées à la poêle sur feu de camp ; se faire peur dans les bois, le noir tombé.
« Et bouffer tout le temps des bonbons, la nuit, sous la tente. » Principale motivation d'Emeric, 12 ans, trempé, gelé mais extatique au premier jour chez les scouts. C'est son copain Idriss, scout depuis un an, qui lui a raconté le coup des bonbons, et l'a embringué hors de sa « cité Fabien » pour trois jours dans ce mini-camp pour les jeunes de La Courneuve et de Saint-Denis – où un groupe de Scouts et guides de France, ouvert voilà quatre ans, réunit déjà 35 enfants et ados de 8 à 14 ans.
Depuis une décennie, ce mouvement catholique d'éducation populaire s'est implanté dans une cinquantaine de quartiers sensibles. En Ile-de-France (Les Mureaux, Trappes, Villepinte, Vitry-sur-Seine, Le Blanc-Mesnil…), comme à Lille, Brest, Caen, Bordeaux, Nantes, Montpellier, Valence, Toulouse… Loisir bon marché, fournissant un cadre éducatif, un fonctionnement par projet qu'offre peu l'école : les instances de direction des Scouts de France perçoivent une adéquation particulière entre leur philosophie et les attentes des parents.
Tout a commencé par ces camps géants financés, l'été, par la politique de la ville pour épargner aux jeunes le désœuvrement. Puis des associations locales ont appelé à la rescousse. Il fallait d'urgence renforcer l'offre éducative. Les scouts ont d'abord proposé, une fois, deux fois par mois, de grands jeux en bas des tours. Puis, aux plus assidus, de partir camper, un jour, et davantage. Et cela a pris.
« ROULER DANS LA BOUE »
« On fait ce qu'on peut pas faire à la maison, comme se rouler dans la boue, explique Yawen, 12 ans, l'air fripouille, en descendant de son vélo. Après, les parents disent “Mais qu'est-ce que t'as fait ?”, et on répond “J'étais chez les scouts !” » Joy, en 5e comme lui, parle en habituée : « J'aime bien. On sait pas où habite l'autre, on fait connaissance. On peut voir comment c'est ailleurs, parce que je suis sûre que c'est mieux qu'à la cité Duclos à Saint-Denis. »
Les camps scouts, de plus en plus systématiquement, mêlent enfants des quartiers populaires et enfants des centres-villes, « pour offrir cette mixité sociale devenue rare dans notre société », souligne Antoine Dulin, délégué national des Scouts et guides de France.
Au mouvement, reconnaît-il, cette « dynamique de diversité » offre un salutaire changement d'image ainsi qu'un rafraîchissant retour aux sources – il avait été créé en 1907 pour les enfants des bas quartiers londoniens. « Les poncifs sévissent encore, poursuit-il. Nous serions paramilitaires, réservés à une élite sociale, nous ferions du prosélytisme religieux… Certes, notre mouvement est catholique, mais il est ouvert à tous, et nous voyons bien que la méthode marche pour ces jeunes, à qui cela ouvre des horizons et des opportunités. »
Céline Loques, la mère d'Idriss, 12 ans, jointe au téléphone tandis que son fils savoure un chocolat chaud en récompense de l'effort cycliste, trouve que « tout ça le change », qu'il « est plus autonome, plus débrouillard ». « C'est bien qu'il soit dehors, sans téléphone portable ni jeux vidéo. Je vis seule avec lui. Là, il voit du monde, il apprend la tolérance. Et des règles. A l'école, elles ne sont pas vraiment définies tout le temps, il y a beaucoup de bagarres. »
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Cette ouverture sociale, ethnique, religieuse oblige le mouvement de Baden-Powell à s'adapter. Avec une politique renforcée de soutien aux parents, incités à encadrer eux-mêmes le groupe de leurs enfants, tant qu'ils sont petits, pour échanger de bons conseils. Des jeunes en service civique sont appelés en renfort lorsque l'absence de tradition du scoutisme rend complexe le recrutement de chefs et cheftaines. A Montpellier se monte depuis peu un groupe dénommé Scoutisme français, alliant en un même lieu Scouts de France et Scouts musulmans.
Les quatre familles musulmanes qui ont confié leur enfant à Arnaud Poincelet, le responsable du groupe de Saint-Denis, savent, à l'en croire, que leur enfant est susceptible d'entendre parler de Jésus, « mais aussi qu'on sera à l'écoute, dans le respect de la tradition musulmane ». Qu'il n'y aura pas de porc au menu. Que certains chefs sont eux-mêmes musulmans pratiquants. Et que les messes sont devenues rares, au profit d'un « temps spi » de réflexion sur l'environnement, l'amitié, le partage…
La cotisation annuelle (de 20 à 120 euros) et les prix des sorties (de 30 à 50 euros les trois jours) varient selon les moyens des familles. Les sacs de couchage, gamelles, vélos (6 enfants sur 22 n'en avaient pas), et même les vêtements de rechange peuvent être prêtés. Les foulards sont offerts. Et l'on commence à évoquer une péréquation de moyens entre les différents groupes scouts de France…
« ILS SE SENTENT UTILES »
Cité du Neuhof, à Strasbourg, ce sont deux pères musulmans qui, il y a trois mois, ont lancé les Scouts de France. Ils décrivent l'association aux autres parents comme « rattachée à l'Eglise, mais ouverte à la diversité ».
L'un est éducateur spécialisé, l'autre, Karim Amejrar, informaticien, « de foi musulmane et de principes républicains ». « Nos jeunes ne manquaient pas d'activités mais de civisme, de valeurs comme celles portées par le scoutisme, pour devenir acteurs, pour se sentir citoyens à part entière. On les occupe pour éviter qu'ils fassent des bêtises, mais on ne les accompagne pas pour devenir des adultes. Une mission si lourde ne peut pas être laissée à la seule charge de l'école ! »
Quatre jeunes scouts de cette cité jusque-là célèbre pour ses feux de voitures à la Saint-Sylvestre bénéficient d'une formation gratuite au brevet d'aptitude aux fonctions d'animateur, qui leur permettra aussi de travailler.
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M. Amejrar a le sentiment que la cité bouge positivement. « Ces jeunes sont extraits de leur quotidien de consommation. Ils se sentent utiles. On ne parle pas d'argent, on apprend à vivre autrement, sans gaspiller, en partageant, dans une mini-société qui vit en harmonie, portée par les mêmes valeurs. » Les deux pères envisagent même une tournée des cités de la ville pour vanter les bienfaits du scoutisme.
Le mouvement réunit 150 000 membres en France
Le scoutisme a connu une vraie désaffection des années 1990 jusqu'au milieu des années 2000, dans toutes ses variantes : les Scouts et guides de France (catholiques), les Eclaireurs et éclaireuses (laïques, israélites ou protestants), les Scouts musulmans, les Scouts d'Europe (catholiques plus traditionalistes). La mort, en Bretagne, de quatre enfants encadrés par l'abbé Cottard, en 1998, y a sans doute contribué. Depuis sept ans, sans effort publicitaire particulier, les effectifs croissent de nouveau, avoisinant les 150 000 membres. Les seuls Scouts et guides de France sont désormais 70 000, soient 10 % de plus qu'en 2007, année du centenaire du mouvement. Les rassemblements géants (« jamborees ») réapparaissent. Les chefs et cheftaines bénévoles viennent à manquer (ils sont 17 000), retardant dans certaines villes l'inscription de nouveaux venus.