Le Monde.fr | 18.03.2014 à 17h17 • Mis à jour le 18.03.2014 à 18h53 | Propos recueillis par Charlotte Bozonnet
Après une attaque dans la ville de Maïdiguri, le 14 mars 2014.
En proie depuis 2009 à une insurrection du groupe islamiste Boko Haram, le nord-est du Nigeria connaît depuis le début de l'année une flambée de violences sans précédent. Les assassinats, destructions d'école, attaques de villages sont devenus quasi quotidiens et auraient fait au moins 700 morts en l'espace de deux mois selon l'ONG Human Rights Watch.
Professeur à l'Institut français de géopolitique (Université Paris-VIII), et chercheur associé à Chatham House (Londres), Marc-Antoine Pérouse de Montclos a coordonné l'ouvrage collectif Boko Haram: Islamism, Politics, Security, and the State in Nigeria, Ibadan, IFRA-Nigeria, Leiden, African Studies Centre, Waposo Series n°2, 2014, 275p.
Les attaques de Boko Haram se sont multipliées depuis le début de 2014, devenant quasi quotidiennes. Comment expliquer cette flambée de violences ?
Marc-Antoine Pérouse de Montclos : On assiste à un surcroît de violences depuis l'instauration de l'état d'urgence en mai 2013 dans trois Etats du nord-est du Nigeria (Yobe, Adamawa et Borno). Jusque-là l'armée intervenait principalement en ville. Depuis cette date, elle se rend aussi dans les campagnes où elle commet de nombreux massacres, bombarde les villages sans distinction. A force d'exactions, l'armée s'est mis à dos la population : de nombreux habitants refusent de dénoncer les membres de Boko Haram, certains ont même rejoint ses rangs.
L'armée nigériane s'est rendue compte qu'elle perdait la bataille du renseignement. Elle a donc monté des milices locales, appelées « civilian joint task force », constituées de gens du cru censés jouer les informateurs. En réaction, Boko Haram s'est mis à éliminer des villages entiers suspectés d'avoir collaboré avec les forces de sécurité.
Nigéria : Boko Haram s’en prend aux étudiants
Au moins 40 jeunes qui dormaient dans le dortoir de leur collège ont été massacrés hier par des militants armés de ce groupe islamiste. L’attaque a eu lieu à Gujba dans le nord-est du pays où l‘état d’urgence est en vigueur depuis mai dernier. Boko Haram vise aussi régulièrement des églises et revendique la création d’un Etat islamique.
Avec l'apparition de ces milices locales, on est entré dans une fuite en avant monstrueuse où chaque camp se livre à des massacres de masse. Les civils sont pris entre deux feux. Beaucoup fuient, soit vers la ville de Maiduguri, capitale de l'Etat de Borno, soit dans les pays voisins, au Niger et au Cameroun.
Quels sont les objectifs de Boko Haram ?
Lorsqu'elle apparaît, au début des années 2000, la secte, dirigée par Mohammed Yusuf, prône l'application stricte de la charia et pour cela, l'établissement d'un califat. A travers le discours de la charia, il y a aussi une demande de justice sociale et de lutte contre la corruption des élites. Mohammed Yusuf, prêcheur charismatique, a alors pignon sur rue.
Un premier tournant a lieu en 2009 lorsque des militants de Boko Haram sont blessés lors d'un contrôle de police. En représailles, la secte lance plusieurs attaques auxquelles l'armée répond par une répression massive sur la ville de Maïduguri. Mohammed Yusuf est arrêté et tué par des policiers sans autre forme de procès. Le mouvement entre alors dans la clandestinité et se radicalise.
En 2010, Abubakar Shekau, ancien numéro deux de Mohammed Yusuf, prend la tête de la secte. Ses revendications sont plus floues. L'application intégrale de la charia demeure. Le mouvement revendique aussi la libération de ses membres emprisonnés, comme il l'a fait lors de l'enlèvement de la famille française Moulin-Fournier. Mais les revendications politiques se mêlent à d'autres, plus crapuleuses, comme le montrent les prises d'otages ou les attaques de banques.
S'y ajoute un phénomène lié aux prochaines élections présidentielle et législatives prévues en février 2015. Traditionnellement, les candidats en lice pour les élections locales financent des jeunes de la rue pour éliminer physiquement leurs opposants. Lors des élections de 2003, Boko Haram était rentré dans ce jeu-là. Ali Modu Sheriff, candidat au poste de gouverneur de l'Etat de Borno, avait conclu un accord avec Mohammed Yusuf pour qu'il y ait des consignes de vote dans les mosquées et que les militants de Boko Haram fassent pression physiquement sur les électeurs. A l'approche du scrutin de février 2015, on voit ce système se remettre en place. Il y a un risque que certains segments de Boko Haram soient utilisés par des politiciens locaux.
Comment la secte recrute-elle ?
Jusqu'en 2009, le recrutement était celui d'une secte « classique » : les jeunes venaient à la mosquée écouter les prêches de Mohammed Yusuf. A partir de 2009, les violences commises par l'armée ont poussé certains à la rejoindre. Depuis 2013, et la multiplication des massacres par Boko Haram, le mouvement a certainement perdu du terrain. Il lui est probablement plus difficile de recruter.
On ignore en revanche tout de ses cellules dormantes à Kano, à Zaria – où ils ont éliminé un fameux cheikh salafiste il y a environ un mois – et dans d'autres régions du Nigeria. Comment recrute-t-il ? Quel est le fonctionnement de ces cellules ? C'est une inconnue.
Comment expliquer que les forces armées nigérianes ne parviennent pas à lutter efficacement contre Boko Haram ?
L'armée est gangrenée par la corruption. Selon des sources locales, elle fonctionne dans les trois Etats du nord-est avec 2 millions de dollars (1,4 million d'euros) par mois, ce qui est ridiculement bas. Le budget de la sécurité du Nigeria se chiffre pourtant en milliards de dollars : près d'un quart du budget fédéral y est consacré, du jamais-vu même au temps des dictatures militaires. Mais ces milliards restent à Abuja, la capitale, entre les mains de dirigeants corrompus.
Les premières attaques de Boko Haram contre des chrétiens datent de 2009 et n'ont cessé de se multiplier depuis. Va-t-on vers une guerre de religion au Nigeria ?
Les chrétiens tués par Boko Haram en 2009 l'ont été dans le cadre d'une insurrection plus générale dans la ville de Maïduguri. La première attaque planifiée ciblant spécifiquement une église date de fin 2010.
Ceci dit, la majorité des victimes sont des musulmans. Nous sommes bien face à un conflit religieux mais pas entre chrétiens et musulmans. Il s'agit de salafistes extrémistes qui tuent des musulmans accusés de ne pas appliquer correctement la charia. On estime à un tiers la proportion de victimes chrétiennes, ce qui correspondrait à la part de chrétiens vivant dans l'Etat de Borno.
Quelle est aujourd'hui la nature des liens entre Boko Haram et Al-Qaida ?
Il faut être très prudent sur l'existence de liens structurels entre Boko Haram et Al-Qaida dans le nord du Nigeria. D'une part, nous n'en avons pas de preuve. D'autre part, il existe des divergences doctrinaires très importantes entre les deux mouvements. Le cœur de cible de Boko Haram, ce sont les forces de sécurité nigérianes et les « mauvais » musulmans alors qu'Al-Qaida cible les Occidentaux.
Il est donc difficile d'imaginer Boko Haram devenir l'antenne d'Al-Qaida au Nigeria. En revanche, Ansaru le peut. Ce mouvement djihadiste est une branche dissidente de Boko Haram, apparu en 2012 et dont le discours est très proche de celui d'Al-Qaida : chasser les croisés de la terre d'islam.
La crainte est de voir un rapprochement s'opérer entre Boko Haram et Ansaru. On aurait alors l'union d'une secte islamiste bénéficiant d'une base sociale et d'un territoire, et d'un groupe terroriste professionnel et très mobile. Mais pour le moment, aucun élément n'est venu confirmer un tel rapprochement.
Le chef de Boko Haram, Abubakar Shekau, a menacé, mercredi 19 février, dans une vidéo de s'attaquer à la région pétrolifère du sud du Nigeria. Doit-on prendre cette menace au sérieux ?
C'est effectivement la crainte actuelle de nombreux spécialistes : est-ce que Boko Haram va sortir des Etats du nord-est du Nigeria et attaquer le sud ? A priori, la région du delta du Niger, où se trouve le pétrole, est difficile d'accès. En revanche, une ville comme celle de Lagos pourrait être visée, davantage d'ailleurs du fait d'Ansaru que de Boko Haram. Le groupe n'a plus fait parler de lui depuis l'évasion en décembre 2013 de l'ingénieur français Francis Collomp enlevé un an plus tôt. Mais il n'a certainement pas disparu.