LE MONDE | 20.02.2014 à 11h25 • Mis à jour le 24.02.2014 à 11h18 | Par Isabelle Mandraud (Alger, envoyée spéciale )
C'est un front dispersé, sans lien ni coordination, qui se manifeste publiquement contre l'opportunité d'un quatrième mandat du président algérien Abdelaziz Bouteflika au pouvoir depuis 1999. Des voix, connues ou anonymes, qui se sont engagées avant même que le chef de l'Etat ait fait connaître, samedi 22 février, sa décision de se représenter à l'élection présidentielle prévue le 17 avril. Djamila Bouhired est l'une d'elles.
A Alger, affiches d'incitation au vote pour le scrutin présidentiel du 17 avril 2014.
L'icône algérienne de la guerre d'indépendance, condamnée à mort en 1957 et qui épousa par la suite son avocat, Jacques Vergès, est sortie de sa réserve le 6 février dans le quotidien El Watan. « Je suis radicalement opposée à la reconduction de Bouteflika pour un quatrième mandat. Déjà le troisième était de trop », déclare l'ancienne moudjahida, partie peu après en France pour des soins. « Pour vous dire, avait-elle ajouté, le temps est venu pour qu'il quitte le navire au risque de le faire chavirer. »
Sidali Kouidri Filali, 35 ans, partage la même détermination. Auteur d'un blog, DZ Wall, suivi par nombre d'internautes en Algérie, il mène campagne à sa façon, avec des mots crus, dénonçant un « président qui votera contre la mort et un peuple mort qui boycotte la vie ». « La priorité actuelle est d'animer une barrière contre le quatrième mandat, affirme-t-il, attablé dans un café d'Alger. Le problème, c'est que les Algériens vivent toujours dans la peur. Sortir, manger, être logé suffisent. »
« Je ne me reconnais nulle part, alors je me défoule sur le blog », poursuit ce fonctionnaire à la pharmacie centrale d'Alger, militant des droits de l'homme qui rejoint, de temps à autre, d'autres militants dans la rue pour des revendications sociales. « A chaque fois qu'on fait une action, on est traité de “main étrangère”, je n'ai même pas de passeport ! », ironise-t-il.
Lire : La presse algérienne critique Bouteflika, « candidat par procuration »
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« C'EST UNE OCCASION POUR SE LIBÉRER »
Pour Sidali Kouidri Filali comme pour beaucoup, ce n'est pas tant la personnalité de M. Bouteflika, qu'il décrit comme « un acteur majeur de l'histoire algérienne » qui est en cause, mais un « système » qu'il voudrait voir disparaître. « C'est une occasion pour se libérer », dit-il. Se libérer tout à la fois d'une image, celle d'un président vieillissant et affaibli par la maladie, et d'un pouvoir verrouillé depuis l'indépendance, qui a imposé le silence, aussi, sur les années sanglantes de la guerre civile des années 1990.
« Au quartier, affirme le blogueur qui se définit comme un démocrate laïc, entre nous, on discute de tout, mais dès que quelqu'un évoque la décennie noire, plus personne ne parle, c'est “bonne nuit” et tout le monde rentre. Dans un Etat qui se respecte, Ali Belhadj serait sous les verrous pour sept cents ans ! » Mais, ajoute-t-il avec un sourire forcé : « L'Etat connaît son peuple, il connaît le bouton qu'il faut enclencher pour susciter le rejet, la peur, le racisme, la France que l'on continue de maudire cinquante ans après… »
Les opposants au quatrième mandat se recrutent dans toutes les couches de la société civile, indépendamment de l'âge. Dans ses bureaux perchés au cœur d'Alger, Ihsane El-Kadi, 55 ans, directeur de la société Interface Médias, propriétaire du site électronique économique Maghreb Emergent, se présente comme un « Algérien en colère ». « Si on m'avait dit qu'on serait dans cette situation après le “printemps arabe”, avec un tel niveau de corruption et après l'AVC du président en avril 2013, je ne l'aurais pas cru, s'insurge-t-il. C'est une insulte. »
Fils d'un ancien militant nationaliste connu qui s'est retiré de la politique après 1965, ce chef d'entreprise avait déjà été à l'origine d'une pétition en 2008 « pour le respect de la Constitution ». A l'époque, la révision de la loi fondamentale algérienne avait permis à M. Bouteflika de briguer un troisième mandat. Cette fois, Ihsane El-Kadi a créé une webradio où des journalistes sont invités à débattre. « Compte tenu de l'énormité de la situation, la mobilisation reste faible, juge-t-il. C'est un front moral contre le quatrième mandat, éthique et non politique. Les gens trouvent cela tellement absurde qu'ils sont désabusés. »
« On était prêts à accepter le pis-aller d'une candidature d'Abdelmalek Sellal , mais même ce scénario minimaliste, le pouvoir n'a pas été capable de le produire, poursuit-il. Si j'étais un militant radical, je serais content parce que cette situation pousse au pourrissement. »
Avant même que M. Bouteflika fasse acte de candidature, les « anti-quatrième mandat », considérant que tout a été préparé dans cette perspective, à commencer par les appels en ce sens de plusieurs partis, dont le Front de libération nationale, ont choisi de prendre les devants. Les batailles au sommet, au sein de l'armée, ont ajouté à l'inquiétude.
« MARQUE DE MÉPRIS POUR LES CITOYENS »
Dans un communiqué rendu public le 10 février, trois personnalités, Ahmed Taleb Ibrahimi, ancien ministre des affaires étrangères, Rachid Benyelles, général à la retraite, et Ali Yahia Abdennour, président d'honneur de la Ligue algérienne pour la défense des droits de l'homme, ont appelé « toutes les forces saines du pays à exprimer leur refus par tous les moyens pacifiques », pétitions, appels et déclarations.
« Après avoir bafoué la Constitution qui limitait à deux le nombre de mandats, voilà que le clan au pouvoir veut reconduire M. Bouteflika, écrivent les signataires de cet appel. C'est une négation de la République et du sacro-saint principe de l'alternance au pouvoir, une offense à la mémoire de nos compatriotes qui ont sacrifié leur vie pour l'indépendance de notre pays et une marque de mépris pour les citoyens que nous sommes. »
Aucun sondage d'opinion ou d'intentions de vote n'est réalisé en Algérie, qui permettrait de connaître l'état réel de la société algérienne, détournée depuis longtemps déjà, des jeux politiques. Sans se prononcer, l'ancien premier ministre Mouloud Hamrouche, 71 ans, le père des réformes de 1988 en Algérie qui avaient abouti au pluralisme politique, est à son tour sorti de son silence. « Notre pays vit des moments sensibles qui vont conditionner son avenir immédiat et profiler irrémédiablement son devenir au-delà de la présidentielle, indépendamment du fait que le président soit candidat ou pas », a-t-il fait savoir, mardi 18 février, dans une déclaration aussitôt interprétée comme une éventuelle solution.
Le même jour, dans un long texte lu par le ministre des moudjahidin, le chef de l'Etat a dénoncé « la fitna [trouble, révolte ou agitation en arabe] générée par des divergences d'opinion » et a fustigé les « conflits fictifs » au sein de l'armée qui relèvent, selon lui, d'un « processus de déstabilisation bien élaboré ». C'était la deuxième fois en l'espace de quelques jours que M. Bouteflika intervenait de la sorte. Avant de lever le coin du voile sur ses intentions.