LE MONDE | 03.02.2014 à 11h16 • Mis à jour le 03.02.2014 à 11h36 | Par Jean-Baptiste Chastand
Soupçons de faux contrats de travail, de fausses attestations d'employeur, voire de fausses cartes d'identité pour créer des dossiers de toutes pièces. Les accusations portées par l'inspection du travail de Seine-Saint-Denis et l'inspection générale des affaires sociales (IGAS) contre l'entreprise C3 Consultants, un des leaders français du suivi et du placement de chômeurs, sont graves. Dans un prérapport de juillet 2013, que s'est procuré Le Monde, les deux administrations dénoncent de nombreuses « irrégularités » de l'opérateur, chargé par l'Etat de suivre près de 7 700 jeunes de Seine-Saint-Denis et des Yvelines dans le cadre de « contrats d'autonomie ».
Cette mesure phare du « plan Espoirs banlieues » lancée en février 2008 par Nicolas Sarkozy et qui a concerné en tout près de 60 000 jeunes prévoit que des opérateurs privés de placement (OPP) suivent pendant 6 à 12 mois des chômeurs de moins de 26 ans issus de zones urbaines sensibles pour les accompagner vers l'emploi, vers une formation ou une création d'entreprise.
Pour se rémunérer, les OPP peuvent compter sur une part fixe et sur une part variable, pour laquelle ils doivent prouver que les jeunes ont effectivement connu « une sortie positive ». Selon plusieurs sources au sein de C3, les conseillers étaient incités à placer les jeunes par le biais d'un système de prime de 1 500 euros pour six « sorties positives ».
UN PRÉRAPPORT AU VITRIOL
Alertée par un « appel anonyme » en novembre 2012, l'inspection du travail de Seine-Saint-Denis a vérifié 190 dossiers de jeunes suivis par C3 Consultants dans cinq villes du département. Selon elle, 72 d'entre eux se sont alors révélés « faux » et 16 « falsifiés ». « Fausses attestations de contrat de travail », « fausses attestations d'organisme de formation », « dates modifiées », l'inspection du travail parle de « manquements avérés » et saisit directement le parquet de Bobigny au titre de l'article 40 du code de procédure pénale, qui impose aux fonctionnaires qui « acquièrent la connaissance d'un crime ou d'un délit (…) d'en donner avis sans délai au procureur de la République ». Alerté, le ministère du travail et de l'emploi arrête dans la foulée tous ses paiements à C3 Consultants et demande à l'IGAS une enquête « pour caractériser l'ampleur de la fraude ».
Le prérapport est au vitriol. En s'appuyant sur les données des Urssaf, censée être informée de toute prise d'emploi, les inspecteurs de l'IGAS estiment que 68 % des 700 embauches déclarées par C3 en Seine-Saint-Denis et dans les Yvelines n'ont en réalité pas eu lieu. Ils parlent d'« une fraude conséquente » qu'ils évaluent à 13 millions d'euros – sur un marché total de 22 millions d'euros pour l'Etat. Sans compter les 11 millions versés par le fonds social européen.
Sur la base du prérapport, le ministère du travail décide, trop rapidement, de rompre unilatéralement le marché avec C3. L'entreprise saisit en référé le tribunal administratif pour contester l'absence de procédure contradictoire. Le ministère prend peur et décide de négocier. « La direction des affaires juridiques de Bercy nous avait dit dans une première note qu'on pouvait rompre sans procédure contradictoire, avant de changer d'avis dans une deuxième », se défend Emmanuelle Wargon, déléguée générale à l'emploi et à la formation professionnelle, qui a piloté le dossier au nom de l'Etat.
« LE CAHIER DES CHARGES ÉTAIT PLEIN D'AMBIGUÏTÉS »
A l'issue de cette négociation, au cours de laquelle C3, basée dans la banlieue nantaise, menace de fermer si elle n'obtient pas gain de cause, l'ampleur des irrégularités a été largement amoindrie. Seuls 40 % des seuls contrats signés en Seine-Saint-Denis sont finalement déclarés irréguliers. C3 n'est considérée responsable que de « fautes » pour un montant de 1,9 million d'euros. L'Etat les déduit des 5,9 millions de créances bloquées depuis les premiers soupçons et verse le solde à l'entreprise. « C3 nous a apporté nombre de pièces justificatives et les constats provisoires de l'IGAS n'étaient pas facilement utilisables dans la relation contractuelle », défend Mme Wargon.
Des entreprises assurent notamment bien avoir embauché les jeunes, même si l'Urssaf ne les a pas enregistrés. D'autres l'ont fait au noir, mais C3 ne pouvait en être tenu responsable, selon Mme Wargon, qui rejette tout soupçon de chantage à l'emploi. « Le cahier des charges, qui n'a pas été rédigé sous ma direction, était plein d'ambiguïtés sur la nature des preuves à fournir pour justifier de la réalité des prestations », estime-t-elle.
Le marché a même finalement été maintenu, seules les modalités de contrôle ont été renforcées. « L'intentionnalité et l'origine de la fraude sont très difficiles à prouver, et il y a encore plusieurs centaines de jeunes qui sont suivis par C3. Il me semble qu'il est dans leur intérêt et dans celui de l'Etat de ne pas tout arrêter », plaide la fonctionnaire. Sollicité par Le Monde, Michel Sapin, le ministre du travail, n'a pas répondu.
De son côté, Thierry Frère, le patron de C3, considère qu'« il n'y a pas eu de scandale, mais seulement des anomalies comme il y en a dans tous les marchés ». « Il y a peut-être quelques jeunes et quelques consultants qui nous ont raconté des conneries, mais 1,9 million d'euros de réfaction sur un marché de 22 millions, ça ne fait que 10 %. C'est un taux très acceptable », minore-t-il. « Cet accord est surprenant, mais ça nous dépasse », lâche de son côté Didier Leschi, préfet à l'égalité des chances en Seine-Saint-Denis. D'autant que l'enquête judiciaire sur les faux semble être de son côté au point mort.