Le Monde.fr | 06.02.2014 à 12h03 | Par Claire Gatinois (Dniepropetrovsk, Ukraine, envoyée spéciale)
Depuis le 30 novembre et les premières bastonnades du régime ukrainien contre les étudiants pro-européens de Kiev, la contestation contre le président Viktor Ianoukovitch s'étend dans l'est du pays, y compris dans les bastions électoraux du pouvoir. A Dniepropetrovsk, grande ville industrielle située à 400 km de la capitale, les pro-« Maïdan » se retrouvent chaque dimanche dans le parc de Globy, en signe de soutien aux révoltés de Kiev, et sont, chaque semaine, plus nombreux. Mais le 26 janvier, la manifestation a été violemment réprimée par la police, aidée, dit-on, de titouchkis, des voyous qui cherchent la bagarre. Ajoutant à la confusion, des supporteurs de football se sont mêlés aux affrontements. Trois habitants de Dniepropetrovsk témoignent.
Yaroslav, l'étudiant blessé
Les blessés seraient néanmoins plus nombreux, mais la plupart évitent les hôpitaux, par peur de la répression.
Yaroslav a pris le lit de gauche. Celui contre le mur. Blotti sous ses couvertures, à l'hôpital Mechnikova de Dniepropetrovsk , le jeune homme collé à la paroi bleu ciel fait partie des cinq « gueules cassées » admises au centre de neurologie. Yaroslav ressemble à un gamin, il a 20 ans. Pour le gouvernement, c'est pourtant un « terroriste », un fauteur de troubles qui risque jusqu'à quinze ans de prison. Blessé lors des émeutes qui ont secoué la ville, dimanche 26 janvier, entre les opposants au régime et la police, le jeune homme ne doit sa liberté provisoire qu'à sa tête fracassée. « Tant qu'il est ici, la police ne peut pas l'arrêter », assure Yuriy Skerbets, le médecin chef espérant le maintenir dans l'institut une quinzaine de jours.
Ce dimanche 26 janvier, Yaroslav, comme ses camarades d'infortune, assure qu'il ne faisait « que passer ». Yaroslav a peur. Il faisait sans doute partie des manifestants pro-Maïdan mais il n'en dira rien. A côté de lui, sa mère raconte : dès le lendemain de son hospitalisation le dimanche, la police est venue chez elle pour fouiller leur domicile, trouvant un drapeau de Svoboda, le parti nationaliste ukrainien. Les policiers sont revenus le mercredi et ont alors « découvert » des « explosifs ». « On est fatigués, pleure la mère, on voudrait que les choses redeviennent comme avant. »
Yaroslav assure que ces grenades n'étaient pas à lui. Mais son arrestation ne l'étonne guère. « C'est à cause de mes idées. » Etudiant en histoire, il est membre de Svoboda, un parti d'extrême-droite plus populaire dans l'ouest du pays que dans l'est, région pro-russe acquise au Parti des régions du président. « J'aime ma famille et mon père dit toujours que l'Ukraine est un grand pays », explique-t-il. Assis à côté de lui, dans son pull-over beige avec des chiens de traîneau tricotés, le père baisse les yeux.
Depuis ce dimanche, la famille ne quitte plus la chambre du fils. « Pas seulement pour lui tenir compagnie, mais pour le protéger », explique Lyudmila, une amie. On évoque les histoires d'enlèvement de manifestants dans les hôpitaux de Kiev de ces dernières semaines. L'urgentiste Yuriy Skerbets estime que Yaroslav n'a pas vraiment « l'air d'un criminel ». La fièvre est montée. « Il y avait des fanatiques des deux côtés », dit-il, évoquant les « titouchkis », ces voyous prêts à se battre pour défendre le gouvernement en échange de quelques hryvnias (la devise ukrainienne), et les « ultras », les nationalistes et les hooligans ukrainiens. Dans l'hôpital, au même étage que Yaroslav, on croise d'ailleurs des titouchkis, et des policiers tout aussi amochés. Ils resteront tous quelques temps en convalescence. Assez pour espérer une pause dans les affrontements. Pour combien de temps ?
Ana, la femme de militant
Devant la prison de Dniepropetrovsk, Ana attend par une température de -25°C pour avoir des informations sur son mari, qui risque dix ans de prison pour avoir participé à des manifestations antigouvernementales.
Ce vendredi 31 janvier, Ana est presque soulagée. Son mari vient de quitter la prison de Dniepropetrovsk. Il fait –20°C dehors et cela fait plus de trois heures que cette grande blonde toute simple attend dans sa voiture que Vadim Shebanov, son « homme » depuis dix-neuf ans, soit libéré. Il sort, un sac en plastique à la main, mutique. Elle l'embrasse. Aucune des procédures juridiques contre lui n'est supprimée. Il risque toujours 15 ans de prison pour « trouble massif à l'ordre public », dit-elle, mais il est désormais assigné à résidence.
Elle plaisante : « Voilà une bonne méthode pour obliger les maris à rester à la maison ! » Le crime de Vadim Shebanov ? Avoir participé aux manifestations pro-Maïdan du dimanche précédent devant la préfecture de Dniepropetrovsk. Vadim voulait négocier avec les administrateurs de la région, aidé de son ami Pavlo Khazan et d'un autre militant. Ana était restée chez elle avec ses enfants. Quand elle a rejoint son mari, à 15 h 30, après un « coup de fil bizarre », il était trop tard. Ana a vu « le théâtre de l'absurde » et son mari embarqué par les policiers comme nombre d'autres activistes qui, depuis, hésitent à manifester.
Sergueï, le supporter de foot
Sergueï, recherché par la police.
Tapi dans un bar de supporters dans le « 12e quartier », en périphérie de Dniepropetrovsk, Sergueï, un barbu au visage carré, supporter du « FC Dnipro », le club de football de la ville, ne fait plus confiance à personne. Depuis son implication dans les manifestations pro-Maïdan du 26 janvier et les bagarres menées contre les titouchkis, Sergueï se sait recherché par la police. Pour le retrouver, il faut donc emprunter des détours, naviguer sur les routes glacées et surveiller qu'on n'est pas suivi.
Ce gros gaillard méfiant fait partie de « Praviy sektor » (secteur droite) une alliance de groupes d'extrême droite nationalistes. Lui et ses amis ne se sont joints à « Maïdan » qu'après le 16 janvier et l'adoption des lois liberticides anti-manifestations (abrogées depuis par le Parlement ukrainien le 29 janvier). « A ce moment-là, nous nous sommes dits, nous les radicaux, qu'il était temps de nous montrer », explique-t-il.
Lire aussi notre reportage sur les militants de Praviy sektor de Kiev
http://www.lemonde.fr/europe/article/2014/01/28/des-insurges-se-preparent-au-combat-sur-maidan-a-kiev_4355579_3214.html
L'Europe ne lui évoque guère qu'un haussement de sourcils. Le Vieux Continent est, pour lui, celui du mariage de personnes de même sexe. Pourtant, Sergueï dit « aimer l'Europe parce que l'on peut marcher dans la rue et manifester sans risquer quinze ans de prison », rit-il. Le jeune homme n'est pas non plus un fan de politique. Aucun opposant ne trouve grâce à ses yeux, à part, peut-être, l'ancien boxeur Vitali Klitschko. « Il me dégoûte moins que les autres », souligne-t-il. En revanche, pas question pour lui de s'emparer du bâtiment de l'administration régionale de Dniepropetrovsk, comme l'on fait les manifestants dans plusieurs villes de l'Ouest. « Qu'est qu'on en ferait ? »
Sergueï se sait traqué mais est prêt à repartir au combat – « avec mon masque » – et pense que cette révolution ne peut se régler que par la force. Il veut en découdre pour défendre « les libertés » des citoyens ukrainiens. « Ce n'est plus le moment de danser sur Maïdan », prévient-il, en allusion aux manifestations pacifiques du début du mouvement pro-UE.
Lire un autre portrait d'opposant à Kiev : Daniel, jeune père et prêt à prendre les armes
http://www.lemonde.fr/europe/article/2014/02/03/ukraine-itineraire-d-une-radicalisation_4358677_3214.html